Le projet est alléchant, et l'idée fait saliver. Rendre à la voix d'homme ce qui aurait (peut-être) dû revenir à la voix d'homme dans certaines oeuvres de Rossini, en proposant des pièces rares ou des airs alternatifs, a tout pour séduire à la fois le musicologue et l'amoureux du chant, surtout quand ce chant est offert par Franco Fagioli.
Rossini a bien évidemment connu le temps des castrats, et la petite histoire raconte qu'il s'en fallut de peu qu'il en devint un lui-même. Doté d'une très belle voix lorsqu'il était enfant, un de ses oncles, barbier de son état, aurait fortement suggéré que ce "don du ciel" devait perdurer, nécessitant ainsi une amputation sans rémission possible. Fort heureusement, sa sainte mère s'y serait opposé, et l'opéra y gagna peut-être en épithètes dithyrambiques ce que le compositeur aurait perdu en attributs. Légende ou vérité, l'anecdote est parlante. Car si Rossini ne se priva pas de composer pour le dernier castrat "star assoluta", Giambattista Velluti, il ne lui offrit que deux oeuvres : Aureliano in Palmira en 1813, et la cantate Il vero omaggio en 1822. Ce n'était en rien un problème de qualité vocale pour Velluti (qui créa Il crociato in Egitto de Meyerbeer en 1824, un an après Semiramide qui marque, pour Rossini, la fin d'un style, voire d'une époque), ce ne pouvait être qu'un choix délibéré. Préférence fut en effet donnée, pour certains rôles masculins tels Tancredi ou Arsace, à des cantatrices. Franco Fagioli a fait le choix de remplacer une certaine ambiguïté par une autre, chanter des rôles d'hommes composés pour des femmes avec une voix d'homme culminant dans les hautes sphères de la tessiture. Et, vocalement comme stylistiquement parlant, le pari est réussi.
Ce n'est pas vraiment une surprise. À la différence de beaucoup de ses confrères contre-ténors, il n'a pas commencé par le baroque. Dans son Argentine natale, on ne connaissait guère les oeuvres de Vivaldi ou Cavalli. En revanche, le bel canto romantique y était roi et l'Instituto Superior de Arte du Teatro Colón de Buenos Aires lui permit de se former auprès d'une soprano et d'un baryton nourris à cette école. C'est d'ailleurs avec un concert où il interprétait Rossini et Meyerbeer qu'il explosa à Pesaro en 2014. Il est donc chez lui dans ce répertoire, et cela s'entend. Il peut aborder des oeuvres peu jouées, comme Demetrio e Polibio où il chante le rôle de Siveno, créé par Marianna "Anna" Mombelli en 1812, ou Adelaide di Borgogna, qui le voit prendre les habits d'Ottone, personnage chanté pour la première fois par Elisabetta Pinotti le 27 décembre 1817. Ou encore Eduardo e Christina, donné en primeur à Venise le 24 avril 1819, et chanté par Carolina Cortesi. Plus connu aujourd'hui, grâce aux enregistrements laissés par Massis ou Peretyatko, Matilde di Shabran vit Annetta Parlamagni incarner le rôle d'Edoardo lors de la création romaine du 24 février 1821. Et enfin des ouvrages bien connus comme Tancredi (mais pas avec le célèbre Di tanti palpiti, mais avec le récitatif et air alternatifs O sospirato lido !...Dolci d'amor parole) ou Semiramide qui offre le seul "tube" du disque avec Eccomi alfine in Babilonia... Ah! quel giorno ognor rammento.
Partout, Fagioli est à son aise, insolent d'aisance dans l'ornementation soigneusement travaillée, chaque note étant "pensée" pour avoir sa vie propre, soit par un vibrato différencié, soit par l'ajout d'un trille, soit par une accentuation savamment choisie. Quant à la tessiture, on ne peut que s'incliner face à cette voix dont la longueur semble infinie, avec des aigus pleins et charnus qui semblent être pour lui une formalité. Et cette plénitude se retrouve sur tout le spectre, jusqu'à l'extrême grave. Technique parfaite, voix superbement maîtrisée, style en totale adéquation avec les oeuvres, nous aurions tout pour être comblés.
Mais j'écris "nous aurions", car après de nombreuses écoutes, il me manque quelque chose d'essentiel. Ce quelque chose que le travail musicologique ne peut offrir seul, que même la splendeur vocale ne peut donner quand elle n'est pas au service de ce qui devrait primer : l'émotion. J'entends une exceptionnelle démonstration, je salue la performance, mais je reste extérieur à ce qui m'est proposé. Et plus grave, je n'entends guère de différence d'interprétation entre Siveno, Arsace, Eduardo, Tancredi, Ottone ou Edoardo. Je n'y vois pas "d'incarnation", comme si le texte était sans importance. Bien entendu, il n'est que secondaire dans des airs conçus pour mettre en valeur les richesses de la voix mais tout de même, Ottone est un empereur allemand, pas un jeune homme amoureux. Et je me dis qu'un auditeur qui découvrirait cette musique avec ce disque pourrait très bien penser qu'il s'agit d'extraits d'un même ouvrage, chantés par le "rôle principal". J'ai le corps, je n'ai pas l'âme.
Mais peut-être que pour offrir cela, il eût fallu qu'il fût aidé par un orchestre, et surtout un chef, d'une autre envergure. Je passe par charité sur le choeur, hétérogène et dont les voix sonnent souvent détimbrées, et qui hache à peu près toutes ses interventions. Mais autant Fagioli recherche la finesse, l'élégance, autant George Petrou semble diriger l'Armonia Atenea avec une cognée, confondant ensemble instrumental supposé magnifier du Rossini avec harmonie municipale de village intervenant après le vin d'honneur. Écoutez les récitatifs...ce n'est plus une ponctuation relançant le discours du soliste, c'est un festival de chutes de couperets de guillotines. Et tout l'accompagnement, ou presque, est de la même veine, martelé, sans nuances (une seule tentative de "crescendo rossinien" avortée), et surtout sans phrasé. La barre de mesure est reine, elle qui n'est qu'une indication et devrait être oubliée, surtout dans le bel canto romantique. Et quand, en plus, la partition nous gratifie d'interventions solistes qui devraient être, elles aussi, "belcantistes", les oreilles saignent. Comment, aujourd'hui, un cor naturel peut-il sonner aussi faux que dans l'introduction du Ah, perchè, perché la morte de
1 CD Deutsche Grammophon/Universal 479 5681.
Sortie le 30 septembre 2016.
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