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9 septembre 2015 3 09 /09 /septembre /2015 23:10
Julie Fuchs ou l'invitation à l'insouciance.

On ne l'attendait pas forcément dans ce répertoire, et pour un premier disque sous le label à l'étiquette jaune, ce récital est une sorte de pari qui, en d'autres temps pas si lointains, l'aurait définitivement cataloguée. Un enregistrement des mélodies de jeunesse de Mahler et Debussy, sorti en 2013 chez Aparté, était passé un peu inaperçu. Mais depuis, une "Victoire de la Musique", catégorie artiste lyrique en 2014, l'avait consacrée, confirmant celle de la "Révélation" obtenue en 2012. Et, surtout, elle avait intégré la troupe de l'Opéra de Zurich avec tout ce que cela suppose d'apprentissage et de visibilité à la fois. Résultat ? Suzanna des Nozze, Marzelline de Fidelio, Angelica d'Orlando, Rosane de La Verità in Cimento ou Morgana aux côtés de l'Alcina de Cecilia Bartoli. Et une carrière lancée, qui la verra cette saison aborder la Contessa d'Il Viaggio a Reims, reprendre une Musetta déjà donnée à Nantes, et surtout aborder Lucia à Avignon. De quoi concocter un programme de "présentation", avec pour seul risque celui de la comparaison, largement tempéré par les promesses qu'il aurait suscitées. Mais non, Julie Fuchs a osé se lancer dans tout autre chose, en proposant un florilège de ce qui se chantait à Paris après le cataclysme de la Grande Guerre.

Les "Années Folles" pouvaient tout se permettre, le traumatisme de l'horreur des tranchées devait être, sinon oublié, du moins soigné par l'insouciance. Les Américains avaient importé le jazz, le Caf' Conc' et le Music Hall avaient imposé des codes. Des compositeurs et des librettistes intelligents allaient faire la synthèse, sachant très bien que le scandale du Sacre en 1913 était digéré, tout comme les grandes cavalcades d'Offenbach appartenaient déjà à l'Histoire de la Musique. Yvonne Printemps, Alice Cocéa, Florelle, Edmée Favart ou Simone Simon s'emparaient des ritournelles de Maurice Yvain, Henri Christiné, Casimir Oberfeld, Kurt Weill ou Reynaldo Hahn sans toujours se rendre compte qu'elles interprétaient parfois de purs bijoux. Une voix lyrique nourrie à Mozart pouvait leur redonner toutes leurs couleurs, et ce fut le projet de Julie Fuchs.

On sera en droit de regretter le titre choisi pour ce récital. Au Yes ! d'Yvain ouvrant le programme, certes utilisant l'orchestration "jazz-band" un peu trop fabriquée pour être réellement endiablée, qui remplaça les deux pianos de la création, aurait pu se substituer le magique Mon bel inconnu du tandem Reynaldo Hahn/Sacha Guitry, qui n'est pas si loin que cela de la Barcarolle des Contes d'Hoffmann. Mais ce n'est qu'un détail. Dès la deuxième plage la magie opère grâce à André Messager et à son Amour masqué, dans lequel Yvonne Printemps mettait Paris à ses pieds en se plaignant d'avoir deux amants. La "Comédie Musicale" était née, et l'avènement du "parlant" au cinéma allait la propulser au premier plan. Mais si Messager est aujourd'hui reconnu comme un maître (sa carrière de chef d'orchestre n'y étant pas pour rien), Oberfeld, Yvain et même Christiné restent de bons "faiseurs", loin des finesses proposées par Reynaldo Hahn. Et l'un des grands mérites de ce disque est de les allier à des compositeurs considérés comme "sérieux" qui, parfois, se sont amusés à démontrer qu'ils pouvaient ne pas l'être. Et avec quel génie ! Le Poulenc des Litanies à la Vierge Noire pouvait aussi, en 1947, proposer dans les Mamelles de Tiresias l'un des premiers manifestes réellement "féministe" (oublions Carmen...) de l'Histoire de la Musique. Et Denise Duval était déjà sa muse, avant Blanche de la Force ou la délaissée de La Voix Humaine. Quant à Honegger, il pulvérisait avec Les Aventures du Roi Pausole son image de protestant austère, quelque peu décalée dans le prétendu "Groupe des Six". Mais il pouvait, avec Willemetz, composer une sublime musique sur le thème d'un roi bénéficiant d'un harem de 366 femmes. Et que dire de Ravel, touché dans sa propre chair par la Grande Guerre ? Pouvait-il, avec Colette, proposer plus bel hymne à la liberté (et à une certaine forme d'anarchie) que L'Enfant et les Sortilèges ? Ici, c'est le personnage du Feu qui est offert, avec sa colorature flamboyante et mystérieuse à la fois. Et puis, la France avait découvert les Ballets Russes, et adapté certaines oeuvres, tel Le Coq d'Or de Rimski-Korsakov dont L'Hymne au Soleil fit le bonheur de cantatrices aussi différentes que l'exubérante Lily Pons ou Eide Norena, plutôt "feu sous la glace". Dans ce répertoire, Julie Fuchs est dans son élément, comme dans les deux extraits de La Veuve Joyeuse. Mais le monde si particulier de L'Opéra de Quat'Sous lui convient-il ? La version française avait vu Florelle en Polly Peachum et Bill-Bocketts en chanteur des rues pour La Complainte de Mackie. Florelle, l'inoubliable Fantine de la plus belle version cinématographique des Misérables, signée Raymond Bernard en 1932, avait imposé la gouaille, le parlé/chanté, la "déclamation" des faubourgs qui, le temps d'une mélodie, donnait à la Chanson de Barbara une couleur unique.

 

Quant à la Complainte de Mackie, s'il faut trouver une voix de femme à l'époque pour en donner toute la saveur, qui d'autre que la grande Damia ?

 

Seuls bémols à ce programme par ailleurs passionnant, avec peut-être aussi la version française de No, No, Nanette Tea for Two devient Thé pour Deux, ce qui en soit ne poserait pas de problème si le texte ne comportait pas des passages amenant des rimes douteuses (Je vous vois déjà chez nous/Buvant du thé sur mes genoux/Avec du cake/Et des p'tits gâteaux secs...). Vraiment, personne n'aurait crié au scandale si la version originale avait été chantée...

 

Mais pour le reste, tout le reste, le pari est réussi. L'Orchestre National de Lille, dirigé par Samuel Jean, s'adapte à chaque style avec bonheur, et les interventions de Stanislas de Barbeyrac ou d'Annick Morel sont bien venues. Mis à part un aigu final un peu bas dans l'Air de Vilja de La Veuve Joyeuse, la voix de Julie Fuchs est délicieusement fruitée, agile et qui plus est sa diction est parfaite, dans des livrets pas toujours très aisés (ni très heureux). Des pépites, je l'ai dit (Messager, Hahn, Ravel, Poulenc, Honegger), et des mélodies à redécouvrir. On pourra regretter un ton un peu uniforme, et peut-être aussi, malgré l'ambition initiale, une certaine retenue, une forme de réticence à se "lâcher" dans les couplets les plus osés. Julie Fuchs aurait pu être parfois plus "coquine", et oublier qu'elle est une soprano colorature estampillée "lyrique". Elle essaie, pourtant, mais n'ose pas aller au bout de son idée. Elle le fera probablement en concert, si elle offre une tournée avec ce programme. Qui est en tout cas passionnant, ne serait-ce que par la comparaison qu'il propose avec les récitals enregistrés récemment d'airs de la même époque, mais chantés de l'autre côté du Rhin. On y trouvait toujours une tonalité douce-amère, un sentiment d'urgence, des teintes grisées qui montraient bien que la crise était là, et que les années y étaient tout sauf folles. En France, dans le camp des vainqueurs, c'était l'insouciance, le temps des plaisirs et la certitude que le pire était passé. Le temps de l'optimisme, mais aussi de l'imprévoyance et d'un certain aveuglement. Mais cela est une autre histoire...

 

 

Decca - Deutsche Grammophon. Sortie le 11 septembre 2015.

 

© Franz Muzzano - Septembre 2015. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

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commentaires

M
toujours ravie de lire tes commentaires...très instructifs pour des profanes !!
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  • : Les Chroniques de Franz Muzzano
  • : Écrivain, musicien et diplômé d'Histoire de la Musique, j'ai la chance, depuis plus de 40 ans, de fréquenter les salles de concerts et les maisons d'opéras, et souvent aussi leurs coulisses. J'ai pu y rencontrer quantité d'artistes, des plus grands aux plus méconnus. Tous m'ont appris une chose : une passion n'a de valeur que si elle se partage. Partage que je vais tenter de vous transmettre à travers ces chroniques qui relateront les productions que j'ai pu voir ou entendre (l'art lyrique y tenant une grande place). Mais aussi les disques qui ont contribué à me former, tout comme les nouveautés qui me paraîtront marquantes (en bien ou en mal). J'évoquerai aussi certaines grandes figures du passé, que notre époque polluée par les "modes" a parfois totalement oubliées. Je vous proposerai aussi des réflexions sur des aspects plus généraux de la vie musicale. Tout cela dans un grand souci d'impartialité, mais en assumant une subjectivité revendiquée. Certaines chroniques pourront donc donner lieu à des échanges, des débats contradictoires, voire des affrontements qui pourront être virulents. Tant que nous resterons dans la courtoisie, les commentaires sont là pour ça. Et vous êtes les bienvenus pour y trouver matière à vous exprimer. En n'oubliant jamais que la musique n'est rien sans les artistes qui la font vivre et qui nous l'offrent. Car je fais mienne la phrase de Paul Valéry : "Aujourd'hui, nous n'avons plus besoin d'artistes. Mais nous avons besoin de gens qui ont besoin d'artistes".
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