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5 avril 2017 3 05 /04 /avril /2017 22:52
I Capuleti e i Montecchi à Marseille - Amour et mort à fleur de lèvres.

Patrizia Ciofi et Karine Deshayes - Acte II, scène 3. (© Christian Dresse).

 

Que nous aurait laissé Bellini si une tumeur intestinale ne l'avait emporté à moins de trente-quatre ans ? Restent onze opéras en dix ans, dont quatre sont régulièrement programmés sur toutes les scènes du monde. Un génie mélodique dont Chopin se souviendra, particulièrement pour ses Nocturnes ou les mouvements lents de ses concertos, un sens des couleurs orchestrales établissant des "correspondances" entre un instrument et une voix, un classicisme épuré qui provoquera chez Wagner une admiration sans limite, tout simplement parce que, déjà, on décèle une sorte de "mélodie continue" que seule la structure "à numéros" vient interrompre. Paradoxal ? Pas tant que cela si l'on oublie, justement, ces coupures dans le discours musical dues aux applaudissements. Imaginons un instant un acte entier donné dans le silence. On se rend alors très vite compte que pour Bellini, c'est la musique qui fait briller l'interprète, jamais l'inverse. Pas une note n'est "gratuite", rien n'est démonstratif. Bien entendu, on trouvera quelques suraigus ou cabalettes à vocalises, mais jamais ils ne seront ostentatoires. Le chant, rien que le chant, bien plus que la voix. Bellini n'exige pas des acrobates virtuoses, il  exige avant tout des musiciens.

Et surtout des musiciennes. Il n'est pas interdit de considérer qu'avec Richard Strauss, il est le compositeur qui a le plus adulé la voix de femme. Au point de faire porter ses oeuvres majeures sur leurs seules épaules. Il est possible de sortir heureux d'une représentation de Don Giovanni marquée par un rôle-titre défaillant si le reste de la distribution a été remarquable. Un Rigoletto montrant un bouffon malade peut être sauvé par un Duca et une Gilda magnifiques, un grand Scarpia peut nous faire garder en mémoire une Tosca chantée par une cantatrice qui aura hurlé toute la soirée. Et nous sommes nombreux à nous souvenir de certaines soirées wagnériennes rien que pour dame Gwyneth Jones, pas toujours accompagnée d'un Tristan ou d'un Siegfried dignes d'elle. Mais imagine-t-on un Rosenkavalier sans Marschallin ? Pour ne rien dire d'une Elektra...Chez Bellini, l'impératif  est encore plus net. À l'exception notable des Puritani (mais parce que composés pour Paris), pratiquement tous ses  ouvrages dépendent de la cantatrice. Que seraient Norma sans...Norma, La Sonnambula sans Amina, et I Capuleti e i Montecchi sans une grande Giulietta et un grand Romeo ? Non que les voix d'hommes soient négligées par Bellini, mais il apparaît évident qu'il se concentre avant tout sur le chant de ses héroïnes, et qu'il leur offre le meilleur de son art. C'est une des questions qui peuvent se poser, si l'on rêve d'une longévité à la Verdi : oui, quels autres chefs-d'oeuvre nous aurait-il laissés ?  Arturo des Puritani donne un début de réponse...

 

I Capuleti e i Montecchi à Marseille - Amour et mort à fleur de lèvres.

Patrizia Ciofi. (©  Marie-Laure Thomas).

I Capuleti e i Montecchi est un exemple encore plus marquant de cette spécificité bellinienne, dans la mesure où, si Giulietta est tout naturellement une soprano, Romeo est lui aussi confié à une voix de femme. Et dans la continuité de ce que j'ai suggéré plus haut, on peut dire que Bellini multiplie l'exigence de qualité. Quelque chose comme "Deux pointures, sinon rien". Et là, il faut remercier Maurice Xiberras pour avoir réuni un tel plateau, où l'on retrouve peut-être le couple le plus exceptionnel qui puisse être affiché aujourd'hui dans cette oeuvre. Mais avant d'entrer dans le détail, je pense qu'il  faut le remercier aussi pour autre chose. Certes, Patrizia Ciofi est native de Sienne, mais peut être considérée comme la plus française des cantatrices italiennes. C'est donc un plateau 100 % français qui a été salué par un triomphe lors de la Première du 26 mars. Petit message en direction de Stéphane Lissner : il est donc possible d'afficher dans une oeuvre exigeante vocalement parlant des artistes français, sans les cantonner aux utilités. Mais concernant les chanteurs dont je vais parler, il faudra attendre, peut-être, la saison 2018/2019 de l'ONP. Car l'année prochaine, sauf erreur ou omission, Julien Dran devra se contenter du Comte de Lerme dans Don Carlos et de Gastone dans Traviata, Nicolas Courjal de Don Gomez dans L'Heure espagnole et Betto dans Gianni Schicchi, donnés les mêmes soirées. Quant à Karine Deshayes, elle aura tout loisir d'aller triompher ailleurs, tout comme Patrizia Ciofi, peut-être trop "francisée". Dommage, Monsieur le Directeur, pour voir cette production c'est maintenant un peu tard, alors que Marseille n'est qu'à trois heures trente de Paris en TGV, et beaucoup moins en avion privé...

 

L'occasion aurait été belle, pourtant, d'entendre le Lorenzo d'Antoine Garcin, remarquable, voire extraordinaire dans son duo décisif avec Giulietta au début du second acte. J'ai pu l'apprécier de nombreuses fois à Paris, mais jamais à ce niveau. Dans un rôle un peu ingrat, sans aria, Nicolas Courjal démontre par sa présence, son mordant, ses graves somptueux qu'il fait partie des plus belles basses actuelles, et la qualité de son Capellio ne surprend pas ceux qui le suivent depuis ses débuts. Maurice Xiberras n'a d'ailleurs pas hésité à lui confier le rôle de Filippo II dans un prochain Don Carlo. La belle surprise vient peut-être de Julien Dran, que je n'attendais pas aussi incisif en Tebaldo. Doté du seul air pour voix d'homme de l'ouvrage, il dompte la longue ligne très ardue d'È serbata a questo acciaro avec une musicalité parfaite, et se joue fièrement de la cabalette qui suit. Encore un artiste à surveiller de très près, tant il se montre en progrès à chacune de ses sorties.

Il faut dire que face à un tel duo féminin, l'on est obligatoirement amené à donner le meilleur de soi-même. Même si Giulietta n'a plus de secret pour Patrizia Ciofi (elle chante régulièrement ce rôle depuis 2006 à Martina Franca), on continue à tomber à la renverse dès les premières notes d'Eccomi in lieta vesta et d'Oh ! quante volte, oh ! quante...Un tel chant piano, sempre legato, avec toujours ce sfumato qu'elle est seule à posséder à ce niveau de perfection obligent au silence, la laissant se poser sur les arpèges de harpe et dialoguer avec la flûte, voire "devenir" la flûte. En entendant ses aigus séraphiques donnés pianissimo, on pense à ces Madones peintes par les grands maîtres de sa Toscane natale, aux visages doux de la Vierge et de Sainte Anne du tableau de Vinci penchés sur l'Enfant, qui s'animeraient pour lui offrir une berceuse. Moment exceptionnel, que l'on retrouve dans un anthologique Morte io non temo chanté tout en retenue, comme pour elle-même, mais où l'on sent le feu couver durant tout l'aria, jusqu'à l'explosion finale. Simplement immense.

Tout comme est immense le Romeo de Karine Deshayes. Et pour elle aussi, on le sait depuis longtemps.

 

I Capuleti e i Montecchi à Marseille - Amour et mort à fleur de lèvres.

Karine Deshayes.  (© Opéra de Marseille).

 

Si l'on cherche à pulvériser les notions de "catégories" vocales, à briser le carcan des étiquettes, il suffit de regarder l'évolution de la carrière de Karine Deshayes. "Mezzo-soprano", oui, mais dans ce terme, il y a "soprano". Ce Romeo se situe, dans sa saison, entre une Armida simplement époustouflante à Montpellier et Alceste à Lyon, après une fabuleuse Adalgisa à Madrid, et en attendant l'Elvira des Puritani en version de concert au Festival  de Montpellier, le rôle-titre de Semiramide à Saint-Étienne, Angelina au TCE, sans compter les concerts et récitals, dont une troisième symphonie de Mahler à Toulouse, où l'on est proche du contralto. Folie que tout cela ? Non, pas quand on possède à la fois une tessiture d'une longueur hors-normes et une technique en acier trempé. Cette catégorisation des voix est de toute façon une habitude prise relativement récemment, et n'avait pas lieu d'être à l'époque de Bellini. Le Romeo de Karine Deshayes possède à la fois la virilité du jeune adolescent prêt à en découdre l'arme à la main et une évidente féminité dans la douceur des sentiments. Timbre de mezzo, oui, mais pour une tessiture allant du sol grave au contre-ut, écrit pour Giuditta Grisi et dont elle donne, plus encore que Joyce DiDonato dans la récente production barcelonaise, une idée assez précise de ce que pouvait proposer une Isabella Colbran, comme par hasard créatrice d'Armida et de Semiramide. Il faut déguster ses aigus projetés et d'une richesse harmonique inouïe, naissant dans le ventre mais s'épanouissant dans les résonateurs faciaux, éclatant avec une facilité déconcertante, venant couronner de longues phrases chantées dans le médium ou le grave, sans qu'à aucun moment l'on ne remarque les passages tant la voix est d'une égalité parfaite sur toute la longueur. Une telle santé vocale est à prendre en exemple, surtout lorsque l'on sait avec quel soin elle aborde l'univers plus intime de la mélodie et du Lied. Deux concerts Brahms et Schumann où elle dialoguait avec Philippe Cassard au Parc de Sceaux ont montré à quel point elle pouvait captiver un public par la conversation, voire la confidence (inoubliable Frauenliebe und Leben...). Et sa parfaite maîtrise de la langue allemande me fait penser que certains rôles wagnériens pourraient bien nous être proposés un jour. On a vu des Fricka devenir de fort belles Sieglinde...

Romeo superbe, donc, aux côtés d'une Giulietta d'exception, et c'est peut-être dans leurs duos que la magie a touché à l'Eden. Rarement voix aux timbres si différents me sont apparues aussi bien appariées, avec un tel sens de l'écoute de l'autre. Comme si un cor anglais se mêlait à une flûte, chacune chantant "avec" l'autre, respirant comme l'autre, devenant l'autre (Romeo se trouvant parfois une tierce au-dessus de Giulietta), se confondant avec l'autre et j'oserais dire chantant "dans" l'autre. Sì, fuggire donne déjà le frisson au I, mais la scène finale et son déchirant Ah ! crudel ! che mai facesti ! arrache des larmes. Nous avons là la quintessence de ce que bel canto signifie, offert par deux artistes qui vont au bout d'elles-mêmes. Oui, elles se connaissent bien, mais une telle symbiose est rarissime. On peut être souveraines à quinze ans...

 

I Capuleti e i Montecchi à Marseille - Amour et mort à fleur de lèvres.

Patrizia Ciofi, Karine Deshayes. (©  Marie-Laure Thomas).

 

Une  Première donnée en matinée, un dimanche de passage à l'heure d'été, n'est pas sans risques. Le plateau n'a pas semblé en souffrir, mais les musiciens de l'orchestre de l'Opéra de Marseille ont paru quelque peu somnolents au début de l'ouverture, tout comme les choeurs décalés lors de leur première intervention. Mais il leur sera beaucoup pardonné, la suite ayant été somptueuse grâce à la direction précise et fluide d'un remarquable Fabrizio Maria Carminati, habitué des lieux. Conservant à tout moment un parfait équilibre, il a su faire chanter certains instruments (cor, flûte, harpe, violoncelle et une exceptionnelle clarinette...) pour donner un écrin aux diamants qui scintillaient sur la scène.

Je n'ai pas toujours été tendre avec certaines réalisations signées Nadine Duffaut, mais là, je m'incline très bas. Il ne faut pas chercher Shakespeare dans cet ouvrage, il n'y est pas. Le librettiste Felice Romani a remanié le Giulietta e Romeo qu'il avait écrit pour Vaccai, en s'inspirant de Mathieu Bandello, mort trois ans avant la naissance de Shakespeare (qui y a donc lui aussi puisé son sujet). L'accent est mis sur l'amour des deux héros, et non sur la rivalité des familles, et cet amour touche à l'épure (pas de scène du balcon, nombre de personnages réduits au strict minimum, absence de nuit de noces...). Nadine Duffaut travaille sur la profondeur du plateau, les artistes évoluant à l'avant-scène, le choeur et les escrimeurs (superbe travail du Maître d'Armes Véronique Bouisson) intervenant à l'arrière-plan, derrière un rideau transparent. Deux niveaux d'approche de l'action, comme si Giulietta et Romeo étaient étrangers au conflit entre guelfes et gibelins, conflit qui semble n'exister que parce qu'il faut un cadre au drame. La sobriété des décors d'Emmanuelle Favre nous plonge dans un rouge et noir volontairement non-agressif, que vient illuminer la superbe robe blanche de Giulietta, au milieu des somptueux costumes de Katia Duflot. Nadine Duffaut a travaillé avec son équipe habituelle, et cela se voit : tout n'est qu'harmonie.

Cette production, qui a déjà beaucoup tourné (Reims, Tours, Avignon...) mérite de vivre encore longtemps, de voyager le plus possible. Car il est assez rare de se déplacer d'abord pour entendre deux cantatrices d'exception, et de ressortir au bord des larmes en se disant que tout a été proche de la perfection. Le triomphe qui a salué cette Première s'étant renouvelé lors des trois autres représentations est la meilleure preuve que le véritable événement se passait, en ce 26 mars, à Marseille...Merci à Maurice Xiberras d'avoir permis cela. Et, quand même, merci d'abord à vous, Mesdames. Bellini était dans votre chant.

 

© Franz Muzzano - Avril 2017. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

 

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commentaires

M
encore une bel article où je vois que tu as passé une bonne soirée !
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Présentation

  • : Les Chroniques de Franz Muzzano
  • : Écrivain, musicien et diplômé d'Histoire de la Musique, j'ai la chance, depuis plus de 40 ans, de fréquenter les salles de concerts et les maisons d'opéras, et souvent aussi leurs coulisses. J'ai pu y rencontrer quantité d'artistes, des plus grands aux plus méconnus. Tous m'ont appris une chose : une passion n'a de valeur que si elle se partage. Partage que je vais tenter de vous transmettre à travers ces chroniques qui relateront les productions que j'ai pu voir ou entendre (l'art lyrique y tenant une grande place). Mais aussi les disques qui ont contribué à me former, tout comme les nouveautés qui me paraîtront marquantes (en bien ou en mal). J'évoquerai aussi certaines grandes figures du passé, que notre époque polluée par les "modes" a parfois totalement oubliées. Je vous proposerai aussi des réflexions sur des aspects plus généraux de la vie musicale. Tout cela dans un grand souci d'impartialité, mais en assumant une subjectivité revendiquée. Certaines chroniques pourront donc donner lieu à des échanges, des débats contradictoires, voire des affrontements qui pourront être virulents. Tant que nous resterons dans la courtoisie, les commentaires sont là pour ça. Et vous êtes les bienvenus pour y trouver matière à vous exprimer. En n'oubliant jamais que la musique n'est rien sans les artistes qui la font vivre et qui nous l'offrent. Car je fais mienne la phrase de Paul Valéry : "Aujourd'hui, nous n'avons plus besoin d'artistes. Mais nous avons besoin de gens qui ont besoin d'artistes".
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