Die Marschallin.
La galerie des grandes voix ayant écrit l'histoire du chant est infinie, femmes et hommes confondus. On y trouve des monstres sacrés, des
étoiles filantes, quelques génies insupportables, d'autres qui faisaient briller leurs partenaires. On y pleure des destins brisés et l'on s'incline devant des longévités défiant la simple
raison. On admire des laborieux ayant lutté longtemps pour dompter un organe rebelle, on fait de même face à de plus chanceux à qui Dieu donna tout, et tout de suite. Oui, cette constellation
offre à tous les vrais amoureux du chant une pitance qu'une vie entière ne pourrait épuiser. Mais, tout naturellement, aucun artiste ne fait l'unanimité. Tout naturellement, parce que notre
rapport au chant est par essence résolument subjectif. La voix ne s'impose pas à notre cerveau, encore moins à notre raison. Elle ne parle pas à notre coeur, et pas même d'abord à notre âme.
Toutes ces "connexions" existent, oui, mais c'est vers notre ventre, dans nos tripes qu'elle s'insinue tout d'abord. Elle nous pénètre avant de se faire accepter, ou rejeter. Caruso, Callas,
Melchior ou Piaf, Barbara, Fitzgerald, Sinatra ont de sincères et légitimes détracteurs. Non par anti-conformisme ou par souci de se distinguer, mais tout simplement parce que la vibration,
"l'entrée en résonance" ne se fait pas. Aucun artiste ne fait l'unanimité, sauf peut-être...Lotte Lehmann, pour ceux qui l'ont un jour écoutée. Sa nature, son tempérament, sa proximité à la scène
comme au disque font que chacun retrouve l'aria, le lied, le monologue qui, à coup sur, va l'envahir pour toujours. Lehmann pouvait être une mère, une soeur, une fiancée, une maîtresse, une
grand-mère, une confidente...sans même le vouloir, en étant tout simplement Lehmann. S'il fallait définir son art, le seul terme adéquat serait : contagieux.
Elle fut tout sauf une "cantatrice", encore moins une "diva", malgré un caractère en acier trempé. Ses défauts furent réels, à commencer par un rendu parfois très personnel des partitions,
fâchée qu'elle était avec le solfège. Sa technique ne fut pas non plus celle d'une puriste. Mais elle semble n'avoir jamais chanté "pour elle", préférant s'offrir corps et voix à chaque être
humain présent dans les théâtres ou écoutant ses disques. Reconnaissable dès les premières secondes, sa voix traduisait l'urgence, l'immédiateté, projetant les phrases de rôles joués cent fois
comme si elle les découvrait, ou comme si elle faisait ses adieux. Tout simplement, elle "était" ses personnages plus qu'elle ne les vivait. Alors l'absolue générosité de son chant l'amenait à
s'emplir d'air, parce qu'il le faut bien, et à l'expulser comme elle l'aurait fait dans la vie réelle en tant que femme amoureuse, gaie, triste, enragée, sans le moindre calcul et sans jamais
se ménager. Elle pensait ses rôles en les travaillant mais, une fois sur scène ou en studio (différence qui n'existait pas chez elle), oubliait toute consigne et s'offrait de façon quasi
sacrificielle. Pour toute autre, une telle attitude aurait été suicidaire. Mais Lotte n'était pas "fabriquée" comme tout le monde : sa carrière s'étendit sur plus de quarante ans, dont
trente-cinq sur les planches. Et quelle carrière...
Charlotte Sophie Pauline Lehmann naquit à Perleberg, petite bourgade du Nord de l'Allemagne, à mi-chemin entre Hambourg et Berlin, le 27 février 1888. Très tôt, elle fit preuve d'un caractère
bien trempé. Son père, petit fonctionnaire, n'avait pour elle qu'une ambition très limitée : maîtresse d'école au mieux, petite secrétaire sinon, à partir du moment où la fille unique
rapporterait une pension décente. Mais voilà, Lotte avait déjà une assez jolie voix et se rêvait chanteuse d'oratorios, même si son tempérament de comédienne était déjà visible dans ses
prestations scolaires. L'opéra ? pour papa Lehmann, un lieu de perdition...Alors Bach, Haendel, peut-être mais plus tard. Sauf que mademoiselle avait de la suite dans les idées. A seize ans,
sans la moindre notion de technique vocale ni de solfège, elle apprit l'air de Siebel du Faust de Gounod et un air de Paulus de Mendelssohn dans le but de décrocher une
audition. Et comme elle n'avait pas le sou, elle écrivit à plusieurs professeurs pour leur demander de l'entendre et de lui prodiguer des leçons...gratuites ! Et cela paya, puisque Etelka
Gerster accepta de la prendre à l'essai. L'expérience dura un an, année de souffrance pour Lotte qui transpira de longs mois sur le seul air "Dove Sono" des Nozze di Figaro, air
qu'elle abordera par la suite avec toujours une grande inquiétude. Entre ces deux forts tempéraments l'accord était impossible et elle quitta ce "tyran" pour travailler avec Mathilde Mallinger,
beaucoup plus pédagogue et surtout plus souriante, qui avait été la créatrice du rôle d'Eva des Meistersinger. Et dès 1909, elle rejoignit la troupe de l'opéra de Hambourg en n'ayant
vu en tout et pour tout que deux spectacles lyriques dans sa vie : Lohengrin et Mignon. Elle ignorait tout de la scène, de ses coulisses, de ses règles, et n'avait pas
vraiment progressé en solfège mais qu'importe, elle avait faim. Sa première expérience fut celle d'un Knabe dans Die Zauberflöte, et elle s'en souvint surtout par la suite pour le trac
qui l'envahissait. Mais elle s'appelait Lotte Lehmann, et tant pis pour les critiques qui la trouvaient gauche dans les formateurs rôles d'écuyers ou de pages, et même si on lui confia Freia ou
Gutrune, "ils " allaient voir !
"Ils" n'eurent pas à attendre très longtemps pour balayer leur scepticisme. Fin 1909, elle chanta Eurydice dans une version abrégée de l'Orphée de Gluck, amuse-bouche pour les
spectateurs qui s'étaient déplacés pour entendre I Pagliacci. A l'entracte, le ténor qui allait pleurer la détresse du clown trahi la congratula : "Che bella, magnifica voce ! Una voce
italiana !" en prenant bien soin d'être entendu de tous. Et les grincheux s'inclinèrent devant ce jugement qui pouvait difficilement être contredit, puisqu'il émanait d'Enrico Caruso lui-même,
alors en tournée en Allemagne. Son enthousiasme fut tel qu'il lui demanda de chanter Micaela dans Carmen auprès de lui trois jours plus tard, ce que bien entendu Lotte accepta. Fort
heureusement, le directeur lui fit entendre raison et elle finit par décliner l'invitation : elle ne connaissait pas une note du rôle...mais la parole souveraine du Maître avait porté.
Enfin prise au sérieux, les premiers rôles commencèrent à s'accumuler pour elle, à l'exception notable de la Sophie du Rosenkavalier pour la création à Hambourg du chef-d'oeuvre de
Strauss en 1911. Il devait lui échoir, mais ce fut finalement Elisabeth Schumann qui le chanta, à la grande fureur de Lotte dont la rage fit trembler les murs du théâtre et siffler les oreilles
du patron. Colère passagère, comme d'habitude, puisqu'elle reprit le rôle plus tard dans la saison, et que surtout les deux "rivales" finirent par en rire et devinrent les meilleures amies du
monde pour le reste de leur vie. Son premier grand succès public sera finalement Elsa, dans un Lohengrin dont les préparatifs restèrent longtemps dans les mémoires. C'est le grand chef
Otto Klemperer qui lui proposa cette prise de rôle, pensant s'adresser à une chanteuse "normale", pour une première programmée la semaine suivante. Un Klemperer à la réputation déjà bien connue
de terreur des orchestres et des plateaux, pointilleux à l'extrême, célèbre pour ses crises de rage dévastatrices quand il n'entendait pas le résultat qu'il demandait. Dès la première
répétition au piano, il déclara qu'elle n'avait pas la plus petite idée du rôle...avant de l'incendier lors de la générale : "Qu'est-ce qui vous prend ? Votre premier grand rôle vous monte à la
tête ? Vous oubliez tout !". La réponse fut cinglante : "La première, c'est pour après-demain !". Et ce fut un triomphe, à la fois pour la direction musicale de Klemperer mais aussi, et
surtout, pour Lehmann qui se rendit vite compte que sa prestation avait résonné bien au-delà de la cité hanséatique. Près ce cinquante ans plus tard, elle croisera Klemperer dans le hall d'un
grand hôtel londonien, et leur conversation fut tout aussi charmante :
- Que faites-vous là, Frau Lehmann ?
- Je donne des cours d'interprétation, cher maître !
- Moi qui pensais que vous profitiez de votre retraite pour apprendre enfin vos rôles ! Et sur quelle oeuvre ?
- Mais sur Fidelio, cher ami. Je donne même des exemples !
- Ah oui, transposé plus bas, comme toujours !
- Non, dans le ton, mais une octave plus bas ! Vous n'avez pas changé non plus !
Il n'est pas inutile de préciser que ce "faux méchant" de Klemperer admirait tellement Lehmann qu'il avait prénommé sa fille Lotte...
Turandot.
Une fois lancée, rien ni personne ne put l'arrêter. Elle fit ses débuts au Wiener Staatsoper en novembre 1914, en Eva des Meistersinger, pour n'en partir que peu avant l'Anschluss,
malgré les prières enamourées de Goering qui voulait en faire un symbole, laissant aux Viennois le souvenir de près de sept cents représentations dans une variété de répertoire hallucinante.
Eva, Elsa, Elisabeth et Sieglinde pour Wagner, Leonore de Fidelio, Marguerite de Faust, Manon et Charlotte de Massenet, et une série presque complète d'héroïnes de Puccini,
qui voyait en elle l'incarnation idéale de ses créatures émotionnelles : Mimi, Manon encore, Cio Cio San et Tosca amenèrent l'évidence des créations viennoises de Suor Angelica et de
Turandot où elle fit pleurer le Maestro. Mais de cette première période il faut surtout retenir sa collaboration avec Richard Strauss, qu'elle subjugua dès leur première rencontre.
Pour la création de la seconde version d'Ariadne auf Naxos, le 4 octobre 1916, elle demanda (exigea serait plus juste...) de remplacer la cantatrice initialement prévue pour le rôle du
Komponist, et Strauss n'attendait que cela...Triomphe. Plus tard, il lui demandera d'aborder le rôle-titre, sans aucun souci.
Komponist.
Le 10 octobre 1919, elle créa la Färberin de Die Frau ohne Schatten, autre triomphe. Pour lui, elle fit une infidélité à Vienne et c'est à Dresde qu'elle chanta Christine pour la
première d'Intermezzo. Face à la jalousie des cantatrices locales et aux sueurs froides du chef Fritz Busch, terrifié par son incapacité à chanter avec une parfaite exactitude
une partition proche du sprechgesang, elle s'imposa encore, bien aidée il est vrai par un Richard Strauss qui, pourtant très exigeant, s'amusa de ses à-peu-près et déclara lors d'une répétition
: "Laissez-là nager, même quand Fraulein Lehmann nage, elle est bien meilleure que toutes les autres !". Elle fut encore Arabella lors de la création de l'oeuvre à Vienne en 1933, alors qu'elle
venait juste de perdre sa mère. Le public, prévenu, resta jusqu'à ce qu'elle sorte du théâtre et lui rendit hommage par une haie d'honneur silencieuse...Quant au Rosenkavalier, elle
abandonna très vite Sophie pour Oktavian, avant d'aborder ce qui restera l'un des rôles de sa vie, la Marschallin, au Covent Garden de Londres en 1924. Sa collaboration avec Strauss s'arrêta
là, exil oblige, mais aussi parce que le compositeur confia ses nouvelles oeuvres à Clemens Krauss, qui n'appréciait guère Lotte, lui préférant...sa femme, Viorica Ursuleac. Cela tombait
finalement assez bien, ce sentiment était réciproque...
Le souvenir de ses études chez Gerster restant tenace, elle chanta finalement assez peu Mozart, et seules Pamina, Elvira et la Contessa furent entendues à Vienne. Quant à Verdi,
mystérieusement, il est absent de ce répertoire pourtant pléthorique, à l'exception notable de Desdemona.
Leonore.
Ceux qui mettraient encore en doute la technique de Lotte doivent rendre les armes, en constatant que toutes ces années d'avant-guerre, elle ne se contenta pas d'être l'un des piliers du Wiener
Staatsoper. Chaque été, de 1927 à 1937, elle fut l'unique Leonore de Fidelio au festival de Salzburg, sous le direction des plus grands, dont Arturo Toscanini. Cet autre "tyran", ce
chef absolutiste, n'acceptant aucun compromis fit comme Strauss et Klemperer avant lui, il céda aux désirs de Fraulein Lehmann : le terrifiant aria Abscheulicher fut baissé d'un demi
ton. On ne résistait pas à la magie qui se dégageait de cette voix unique. Affamée, elle fut aussi présente à toutes les saisons de Covent Garden, de 1924 à 1938, y débutant et y faisant ses
adieux par le même rôle, sa chère Marschallin. L'une des dernières représentations du Rosenkavalier avec elle est d'ailleurs restée dans les mémoires. Dès son apparition, on sentit
qu'elle était en méforme, et le déroulement du premier acte ne fit que le confirmer. Inquiet, Walter Legge, le grand producteur d'enregistrements chez HMV et directeur de la programmation du
théâtre (et par ailleurs futur Monsieur Schwarzkopf), rejoignit les coulisses juste à temps pour la voir sortir de scène en murmurant "je ne peux plus". Ce soir-là, Legge avait invité la
soprano Hilde Konetzni à venir entendre Lotte avec lui. Il fit une annonce au public, lui signifiant que Frau Lehmann était souffrante, et qu'elle allait être remplacée au pied levé par
Fraulein Konetzni, le temps pour elle de passer son costume. Mais voilà, les proportions de cette dernière étaient telles que rien dans la pourtant impressionnante garde-robe du lieu ne lui
allait. On épingla alors sur elle quelques capes gentiment prêtées par des spectatrices abonnées, et la représentation put reprendre. Cette soirée eut deux conséquences : Konetzni devint
célèbre du jour au lendemain, et l'on sut que Lotte n'était pas infaillible. Peu après, lors d'un déjeuner avec quelques intimes, elle reconnut qu'elle était à bout de forces, révélant aussi
qu'elle avait appris le matin de cette triste soirée que des membres de sa famille qui souhaitaient quitter l'Autriche avaient été retenus à la douane et qu'au moment de chanter, elle était
sans nouvelles. Un télégramme l'avait depuis rassurée, mais elle décida de faire une pause. Elle assura tout de même deux dernières soirées, mais ce fut la fin de sa carrière européenne. Où il
manque tout de même un lieu, et non des moindres : elle ne fut jamais invitée à Bayreuth.
Die Marschallin.
Die Marschallin.
New York l'avait vue débuter avec Sieglinde le 11 janvier 1934 (après quelques séjours à Chicago entre 1930 et 1933), dans une production où elle côtoyait Lauritz Melchior et Friedrich Schorr.
Les critiques, pourtant féroces, eurent du mal à trouver les mots pour relater ce qu'ils venaient d'entendre. Pourtant, elle y retourna assez peu avant son exil d'Europe, y laissant tout de
même des Elisabeth et des Elsa mémorables. Mais une fois installée, en 1938, elle y règnera malgré une concurrence très rude qui, par exemple, la priva de Fidelio au profit de
Flagstad. Nulle autre qu'elle ne fut envisageable en Sieglinde ou en Marschallin, qu'elle chanta au MET pour la dernière fois le 21 février 1945, avant de faire ses adieux à la
scène dans ce même rôle à San Francisco début 1946.
Envisager que Lotte fut à un moment raisonnable et se ménagea serait rêver tout éveillé. Si elle se produisit moins fréquemment sur scène dans cette dernière période que durant ses années
viennoises et londoniennes, elle ne se reposa pas pour autant. Au contraire, elle entreprit de tourner sur le sol américain avec des programmes de lieder. Et pas que dans les grandes villes,
c'eut été trop simple ! Elle emmena Schubert et Schumann avec elle dans l'Amérique profonde, là où personne ne les avait encore entendus "vivants". Entre deux avions ou deux trains, pour passer
le temps, elle les enregistrait...Enfin, un soir de 1951, elle posa ses bagages après un ultime concert.
Installée en Californie, elle aurait pu prendre une retraite tranquille somme toute bien méritée. Mais l'inaction lui était impossible. Elle écrivit ses mémoires, puis les ré-écrivit...La
peinture l'attirait ? Elle s'y attela, et exposa. Elle se souvint qu'adolescente elle avait gagné ses dix premiers marks en publiant un poème dans une revue locale : elle s'y remit, et fit
éditer plusieurs recueils. Et le chant, avec tout ça ? Eh bien elle trouva le temps d'enseigner, et même d'être un excellent professeur. Ses master-classes étaient attendues et les places
s'arrachaient. Que manque-t-il encore ? Peut-être la mise en scène...Alors pourquoi pas ! Elle indiqua au terrible Rudolf Bing, directeur du MET aimé par les uns et haï par les autres, qu'elle
souhaiterait s'y essayer. Et ce n'est pas un Bing qui allait faire à Lotte ce que ni un Toscanini, ni un Strauss et ni un Klemperer n'avaient osé lui faire : dire non. En 1961, elle monta son
cher Rosenkavalier pour les débuts à New York de Régine Crespin qui devint, selon ses propres dires, "la Maréchale de son coeur", alors qu'elle avait du rôle une conception, au départ,
toute différente. Mais la pourtant fière Marseillaise fut, comme tout le monde avant elle, conquise par la persuasion généreuse de Lotte et ne chanta plus la Marschallin comme avant.
Toute belle histoire a une fin...Le 26 août 1976, Lotte ferma tranquillement les yeux dans sa résidence de Santa-Barbara. Son corps fut rapatrié à Vienne où elle repose non loin de Schubert ou
de Beethoven. Comme pour Maria Cebotari quelque trente ans plus tôt, les Viennois, toutes classes sociales confondues, lui rendirent un ultime hommage.
Leonore.
Alors, comment expliquer cet amour absolu que lui porta le public, et que tous ceux qui l'écoutent lui portent encore aujourd'hui ? Comme toujours, la raison n'a pas sa place mais s'il fallait
définir une constante, une signature dans l'art de Lehmann, ce serait peut-être sa réelle "présence" dans chacun des enregistrements qu'elle nous a laissés. Un peu comme chez la seule Muzio
(pour un testament, hélas), cette générosité n'est pas seulement audible, elle devient visible, palpable, car Lotte était avant tout une artiste charnelle. Qui, avec les moyens d'une Tosca, osa
Turandot. Qui se permit de chanter les trois rôles du Rosenkavalier et d'être Komponist avant d'endosser la robe d' Ariadne. Charnelle, d'abord, parce que "vivant" le chant par tout
son corps. On la disait ambitieuse, mais elle était plus que cela. Lotte était absolutiste. Certains imaginèrent qu'elle jalousa nombre de ses collègues, et inventèrent des rivalités qui
n'existaient que dans leur seule volonté de provoquer des joutes vocales. De Maria Jeritza, qui fut Brünnhilde quand elle chanta Sieglinde à Vienne, ou bien la Kaiserin face à sa Färberin, elle
dit un jour : "Jeritza a été comme un soleil au-dessus de moi, et ce soleil me faisait mal. Je n'espérais pas l'éclipser, elle était trop belle". Le constat fut le même quand Flagstad chanta
Leonore de Fidelio au MET, alors que Lehmann aurait pu prétendre être prioritaire. Colère passagère envers la direction, mais immense admiration pour son amie. Quant à Elisabeth
Schumann, qui lui avait "volé" Sophie à Hambourg, elle fut pour elle une complice si proche qu'elle alla jusqu'à se tenir cachée derrière le décor certains soirs où Lotte chantait la
Marschallin pour la seconder en chantant avec elle (voire à sa place) certains aigus. Non, aucune jalousie de diva, aucun caprice mais au contraire une volonté farouche de rivaliser, dans le
meilleur sens du terme, celui de l'émulation. Sa grande force fut de se rendre compte qu'elle vivait une époque bénie où les grandes voix étaient nombreuses, et de savoir les écouter pour en
tirer le meilleur.
Ecouter leur chant, mais aussi leurs conseils. Longtemps, très longtemps elle rêva d'Isolde. "Seul l'inaccessible intéresse l'artiste !", disait-elle. Si Fidelio était possible,
pourquoi pas Tristan ? Elle le fit savoir autour d'elle, et d'abord aux grands chefs. Schalk, Fritz Busch et même Bruno Walter entendirent l'appel et chacun y alla de sa promesse. Oui,
elle pouvait le faire. Oui, ils allaient l'aider en allégeant l'orchestre dans le terrible premier acte, en retenant la houle. Parjure classique chez beaucoup de chefs, ils savaient très bien
que leur promesse était tout simplement intenable. Un planning fut même mis en place, et l'ouvrage programmé. Mais Leo Slezak tout d'abord, puis Lauritz Melchior s'en mêlèrent : "Tu souhaites
vraiment te détruire, te briser ? Tu souhaites que ta carrière s'arrête sur un hypothétique triomphe qui te cassera la voix ? Tu renonces à Sieglinde, à Elisabeth, à tes chers Strauss ?...".
Eux savaient jusqu'à quelle limite elle pouvait aller, et elle eut la sagesse de les écouter. Elle ne fut jamais Isolde, à part pour une "Liebestod" en studio où, logiquement, elle ne brilla
guère : à ce moment, Isolde est comme déjà morte, trop statique pour cette torche vive.
Artiste charnelle, donc, qui ne proposa qu'un chant fait de chair et de spontanéité totalement naturelle. Il ne faut pas trop penser à ses quelques rôles mozartiens. Wolfgang Amadeus exige une
précision, un respect absolu du texte musical qui ne fut jamais sa préoccupation première. Il ne faut pas non plus regretter que, de Verdi, elle n'ait chanté que Desdemona. A quelques aigus
près, elle aurait pu être une Aida idéale, une Amelia bouleversante. Mais son incapacité à s'économiser lui aurait interdit d'aller tout simplement au bout de la moindre représentation. Il faut
en revanche conserver comme de précieux joyaux les quelques témoignages qu'elle nous a laissés, hélas trop rares et souvent incomplets.
Nous ne pouvons que rêver à son Fidelio, dont il ne nous reste que le grand air. Mais parmi ses rôles les plus marquants, les deux autres nous sont heureusement accessibles. A
commencer par sa Sieglinde, qu'elle fut la première et peut-être bien la seule (avec Rysanek, qui sur beaucoup de points lui ressemble) à comprendre. Sieglinde est la seule héroïne wagnérienne
d'importance à être une femme "normale". Elle n'est pas une jeune vierge fille de roi, de landgrave ou de marin, elle n'est pas une pucelle combattante, elle n'est pas une déesse, pas plus
qu'une sorcière ou une réprouvée.
Sieglinde.
Epouse du rustique Hunding, elle sait ce qu'est l'amour. Enfin, l'acte, pas le sentiment qu'elle ne découvre que face à Siegmund. Et le
génie de Lehmann fut d'incarner Sieglinde en "femelle". Dès ses premiers mots la passion est là, viscéralement exprimée. Walter Legge a trouvé peut-être l'exacte formule pour caractériser son art
quand il écrivit "Lotte Lehmann n'a jamais chanté vierge". Et c'est le désir physique qui s'exprime avant tout dans ce premier acte de
Die Walküre, faisant de celui qu'elle ne sait pas
encore être son jumeau un amant obligé au bout de trois phrases. Première chanteuse "visible à l'oreille", elle ne nous cache rien de sa découverte du Wälsung égaré. On la voit le toucher, comme
si elle le "vérifiait", ses apartés comme ses confidences sonnant comme un appel murmuré qui nous permettra même de la contempler dans son abandon lors du "So blühe denn Wälsungen Blut !" final,
alors qu'elle ne chante déjà plus. Cette magie de l'incarnation venue d'une chanteuse dont on peut voir les yeux, dont on ressent le plus petit geste, est conservée pour l'éternité dans l'un des
deux ou trois plus grands enregistrements de toute l'histoire du chant. Bruno Walter convia les Wiener Philarmoniker à commenter la rencontre des jumeaux réunis entre le 20 et le 22 juin 1935, et
sachant ce que Lehmann allait offrir, il lui donna le monumental Melchior comme annonciateur du printemps. A lui la force mâle, virile mais attendrie, compassionnelle et même vulnérable face à
cette torche vive qui l'embrase au premier regard. Pour le court mais essentiel rôle d'Hunding, la basse la plus noire, mais l'une des mieux chantantes, Emanuel List. L'ensemble est un joyau,
sans cesse réédité, qui pulvérise toutes les idées reçues concernant la prétendue grandiloquence wagnérienne. D'autres témoignages de sa Sieglinde existent, dont un live du MET, mais aucun
n'atteint ce degré d'urgence, de tension, d'érotisme. Dans l'optique d'une intégrale qui ne put jamais se faire, Walter les gardera au chaud pour les scènes du deuxième acte, lui permettant
d'oser un cauchemar à la limite du supportable tant il paraît réel. Si le terme de légende a un sens, il est défini par ce disque.
Troisième rôle phare de sa carrière, la Marschallin du Rosenkavalier bénéficia d'une captation live au MET. L'avantage est que l'ouvrage est presque complet (la plupart des
enregistrements, même parmi les plus récents, pratiquent des coupures prévues par Strauss lui-même), mais l'entourage est moyen, voire médiocre et Lotte est déjà proche des adieux. En revanche,
une version abrégée mais préservant l'essentiel de l'ouvrage fut enregistrée, encore à Vienne, entre le 20 et le 24 septembre 1933. Robert Heger y dirige l'ensemble préparé par Bruno Walter,
encore et toujours, et le miracle est une nouvelle fois au rendez-vous. Passionnée, ardente, s'abandonnant totalement, Lehmann y est prodigieuse dans la variété des couleurs, dans la richesse
du timbre, dans la spontanéité de l'émission. Et quel plateau...Elisabeth Schumann (qui va jusqu'à la suppléer pour son ultime "ja, ja !", Lotte étant déjà partie !), Maria Olszewska et, en
Baron Ochs, rien moins que le créateur du rôle, Richard Mayr. Âge d'or...
Enregistrement du "Rosenkavalier". De gauche à droite : Maria Olszewska, Elisabeth Schumann, Lotte...
Des compilations d'airs séparés existent et se trouvent aisément. Tout n'est pas forcément à retenir, mais tout est à essayer. Comme son Agathe du Freischütz qui évoque jusqu'aux
parfums d'une forêt dans la nuit étoilée. Ou son Elsa (un live complet de Lohengrin au MET en 1935 existe, avec Melchior et Marjorie Lawrence...un incendie !) qui n'a rien, mais
vraiment rien de virginal et devrait en toute logique amener le Chevalier au cygne à se dévoiler plus tôt. Jusque dans les extraits d'opérettes viennoises (fascinante Fledermaus...),
elle met sa vie, la vie, en jeu à chaque fois, comme si cela était la dernière prise.
N'oublions surtout pas le lied. Chanteuse charnelle, oui, mais aussi formidable conteuse, Lotte s'y attela très tôt, faisant les beaux jours des matinées salzbourgeoises avec Bruno Walter au
piano. Schubert, Schumann et Strauss y furent magnifiés, et même Hugo Wolf qui renaissait à peine. En 1940, elle osa ce qu'aucune femme n'avait encore imaginé : graver le Winterreise
de Schubert. On le pensait réservé aux hommes, et elle fit taire toutes les critiques. Accompagnée par Paul Ulanowsky, elle réussit le tour de force de devenir "voyageur", pieds nus dans la
neige dans un long chemin vers la tombe. Allégeant sa voix mais trouvant une palette de couleurs infinie, elle en offre une des versions les plus expressionnistes qui soient, à l'image d'un
"Die Krähe" halluciné, où l'on voit ses yeux écarquillés fixés sur la corneille.
En août 1942, elle se fit plaisir, avec le même pianiste, et enregistra Die schöne Müllerin. L'effet produit par ce disque (que l'on trouve chez les marchands de CD en gros pour
moins qu'une bouchée de pain) est incroyable. Lotte a cinquante-quatre ans mais ne s'est jamais ménagée, et les trois premiers lieder sont cruels. Mais dès que l'oreille s'habitue, on comprend
ce qu'elle a voulu : offrir quelque chose comme une comptine chantée par une maman à son enfant, et tout se met à avoir le goût d'une tartine de confiture trempée dans un lait chaud. Alors oui,
la voix se brise parfois, mais quand une maman offre une tartine à son petit, il ne lui demande pas si elle s'est lavé les mains...
Lorsqu'en 1955 eut lieu la soirée de réouverture du Wiener Staatsoper reconstruit, le gotha mondial se précipita dans la capitale autrichienne pour "en être". Quand, peu avant l'extinction des
feux, Lotte Lehmann s'installa dans sa loge, tout le public se leva, spontanément, pour une longue ovation en forme de merci.
Und Morgen wird die Sonne wieder scheinen...
© Franz Muzzano - Janvier 2012. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.