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12 avril 2016 2 12 /04 /avril /2016 01:14
Werther au TCE - Entre confirmation et relative déception.

Werther à Paris est devenu un "problème de riche". Et depuis un bon moment, quand on y a entendu l'unique Charlotte offerte à la capitale par Crespin en 1973, Vanzo et Rhodes ou Arrauzau, puis Kraus, Kaufmann, Alagna ou Beczala mourir dans les bras de Valentini-Terrani, Dupuy, Koch, Deshayes ou Garanča. Si l'on excepte la malheureuse parenthèse Villazon (Susan Graham méritait mieux, elle eut Tézier dans la version pour baryton), le parisien a pu entendre ce qui se fait de mieux pour un ouvrage majeur du répertoire français. De quoi avoir des références, voire des exigences.

J'ai de nombreuses fois évoqué cette oeuvre dans ces pages, je n'y reviens pas. Sauf pour rappeler un détail qui aura son importance : Werther peut avoir autant de voix qu'il existe de chanteurs pour l'interpréter. Ce n'est pas parce que Van Dyck, un Lohengrin, un Tannhäuser, un Parsifal le créa à Vienne (sans succès) que Massenet pensait à un ténor "wagnérien". Ce n'est pas parce qu'il auditionna en vain une bonne dizaine de ténors en pensant Ibos retenu ailleurs, et s'apprêtait à le transposer pour Maurel avant que ce même Ibos casse ses engagements à Saint-Petersbourg pour lui sauver la création parisienne qu'il avait dans l'oreille une voix barytonnante. Ibos chantait également Lohengrin, mais aussi Roméo, Il Duca ou Ottavio. Et même si je pense que la préférence du compositeur allait vers une voix plutôt corsée, improbable mélange entre un timbre sombre et solaire à la fois, la variété des grands artistes ayant sublimé cet anti-héros par excellence donne le vertige. De Schipa à Kaufmann, toutes les nuances de couleurs, voire de dynamique, sont possibles, offrant un résultat crédible, cohérent et surtout magnifique. C'est peut-être là que se trouve la grande force de ce rôle hybride qu'il ne faut surtout pas envisager comme une occasion de briller par la seule bravoure. Pas de contre-ut, une tessiture centrale, rien d'insurmontable sur le seul plan technique. Et pourtant, l'artiste se trouve face à une partition d'une très grande difficulté lui imposant douceur et vaillance (il faut de nombreuses fois passer un orchestre important) et, surtout, s'imprégner du personnage peut-être plus que dans tout autre rôle. Oublier que l'on est un ténor, parfois même oublier que l'on est un chanteur et "devenir" Werther. Jusqu'à, parfois, s'en rendre malade tant l'investissement devient alors terrifiant. De très grands noms ont oublié cela, et s'y sont fourvoyés (Corelli, Di Stefano, Domingo, même). D'autres l'ont payé très cher (Aragall, sublime quand il réussissait à garder le contrôle et n'y projetait pas son propre vécu), et beaucoup ont besoin de quelques jours pour se remettre totalement de ce qu'ils ont proposé. Werther est un rôle qui se travaille longtemps, et surtout pour lequel l'artiste est dans l'obligation de se préparer, autant psychologiquement que vocalement.

Ce n'est pas un hasard si les plus grands interprètes récents de ce personnage complexe ne l'ont abordé qu'avec parcimonie. Kaufmann à Bastille en 2010, au Met en 2014, puis plus rien et probablement plus jamais. Alagna, autre référence, l'a finalement assez peu chanté par rapport à ses Mario, Manrico, José ou Faust et il n'est pas, à ma connaissance, programmé dans son agenda. Beczala, lui, l'a soigneusement mis de côté en 2008 avant de le reprendre récemment. Le temps de le mûrir et on a vu le résultat, magnifique. Mais Werther fait rêver, et l'on attendait beaucoup d'une double prise de rôle qui avait un fort parfum d'événement.

 

Mais pour cela, il aurait fallu y mettre les moyens. Deux "stars" ne suffisent pas pour offrir un grand Werther et, surtout, une version de concert sans la moindre mise en espace n'est pas la meilleure façon de donner à "voir" une histoire où la quasi totalité de l'action se joue dans le non-dit, le regard, le geste ébauché mais jamais terminé, avant de se conclure par la fusion des corps dans la longue agonie. D'autant que quelques semaines plus tôt, Beczala et Garanča donnaient tout son sens à la mise en scène de Benoît Jacquot à Bastille. Difficile alors de passer de l'apothéose de la passion au vide sidéral proposé par des interprètes souvent soudés à leur pupitre. Autre souci, et celui-ci de taille : supporter la direction prosaïque, métronomique, scolaire de Jacques Lacombe, surtout lorsqu'on a été nourri au lait de Plasson, et qu'on a découvert grâce au miraculeux Sagripanti des pépites insoupçonnées dans une partition que l'on pensait connaître par coeur. L'ONF n'y est pour rien, on lui demande de jouer "fort", il joue "fort". On lui interdit l'agogique, il n'en offre pas. On ne donne pas l'occasion aux bois de faire "danser" le Clair de lune, il se transforme en simple marche. On ne met pas en valeur l'appel du saxophone, sur une seule mesure, dans L'air des lettres, il tombe à plat. Et les exemples seraient multiples. Peut-être me répondra-t-on que Lacombe a écouté les chanteurs, ce qui est vrai (et est tout de même la moindre des choses lorsqu'on dirige un opéra), mais que l'on me pardonne, la qualité orchestrale des productions qu'il m'a été donné d'entendre m'a rendu exigeant. Je ne peux me contenter d'une simple lecture.

Tout comme il m'est difficile d'accepter une équipe de seconds rôles simplement moyenne, voire médiocre. Oui, je sais, là encore, je ne suis plus à Bastille en janvier dernier, où l'ensemble du plateau touchait à l'excellence. Mais n'était-il pas possible de proposer un Bailli au chant moins haché que Luc Bertin-Hugault ? Il est jeune, et lui donner la chance d'une telle exposition est une belle idée, mais qui n'est pas sans danger. Pourquoi chanter comme un vieillard alors que l'on est en pleine jeunesse, et que l'on a prouvé ailleurs que l'on pouvait offrir une toute autre noblesse ? Et ne pouvait-on pas afficher un Albert moins fruste et monolithique que John Chest ? Ni amoureux, ni rival, ni ami, il passe...et c'est très dommage, parce que l'on devine une voix plus qu'intéressante. Échanger les rôles avec Nicolas Rivenq, distribué en Johann, aurait été une belle idée. Je ne l'avais pas entendu depuis un petit moment, et l'ai retrouvé avec plaisir. Lui, de par sa culture, son vécu dans le répertoire français, aurait certainement trouvé les justes accents pour donner à Albert le ton adéquat. Mais voilà, il est relégué, avec Marc Larcher, dans les "utilités" imposées par la partition. À l'évidence, Lacombe n'a pas écouté ce que Sagripanti offrait des scènes introductives des deux premiers actes, dans une "conversation en musique" à la Capriccio qui donnait tout son sens dramatique à la présence de Johann et Schmidt.

Valentina Naforniţa est membre de la troupe du Wiener Staatsoper, où elle a chanté cette saison rien de moins que Pamina, Musetta, Adina, Norina, entre autres. De quoi attendre autre chose qu'une Sophie assez brouillonne, plus dans la minauderie que dans la malice, et en diffculté sur certains aigus (seulement des la, pourtant). Méforme d'un soir, probablement.

Joyce DiDonato sera bientôt Charlotte à la scène, aux côtés de Vittorio Grigolo, à Covent Garden. Cette soirée fut donc pour elle une sorte de test grandeur nature, et je l'attendais avec une grande impatience, ayant rêvé de l'entendre dans ce rôle dès la première chronique que je lui ai consacrée. J'en attendais peut-être trop pour une prise de rôle, d'où une déception toute relative. À l'évidence, elle cherche encore le juste ton dans les deux premiers actes, et l'on sent que le statisme obligé d'une version de concert la gêne. Elle est d'ailleurs la seule à tenter de "jouer" certaines intentions, tout en ayant du mal à se défaire de sa partition. Comme beaucoup de ses consoeurs, elle est difficilement compréhensible et parvient même à se tromper dans le texte, preuve d'une nervosité certaine. Mais, malgré un vibrato un peu serré et quelques aigus arrachés, on sent qu'elle sera très vite une grande Charlotte. Peut-être même déjà à Londres, où elle trouvera dans la fosse un certain Pappano, et je ne pense pas prendre trop de risques en annonçant qu'elle bénéficiera d'un tout autre accompagnement. Mais déjà, ses Lettres (l'attaque, grandiose, murmurée, et les variations de timbre entre "lecture" et "commentaires", magiques) sont un immense moment de musique "incarnée" (malgré la partition bien en mains...), tout comme ses Larmes où elle tente vainement le dialogue avec un saxophone qui hésite entre l'écouter et suivre Lacombe. Le chant legato touche au sublime, le phrasé est celui d'une "mélodiste", et la voix se déploie sans peine dans tout le théâtre, offrant un nuancier très large. De plus, elle ne cherche pas à forcer ses graves, conservant ainsi une parfaite égalité. Seule la Prière lui pose quelques problèmes dans l'aigu, mais je soupçonne une gêne vis-à-vis de ce qui se passe à l'orchestre à ce moment-là (peut-être le seul où Lacombe n'écoute pas...). Et il faudra se souvenir de ce qu'elle propose au IV, véritable moment de "théâtre immobile", où elle passe de l'effroi à la douceur et à la tendresse maternelle. En scène, elle devrait être superbe. Mais pour cela, il lui faudra un partenaire. La première à Covent Garden se tiendra le 19 juin, il lui reste deux mois pour corriger ces petits défauts, digérer totalement la partition, et me faire oublier cette déception très relative.

Oui, il lui faudra un partenaire. L'ovation reçue par Juan Diego Flórez en ce 9 avril a semblé lui faire chaud au coeur, et il est vrai que le pari était risqué. Flórez, depuis ses débuts triomphaux à Pesaro, est catalogué rossinien, et rien de plus difficile pour un artiste que de décoller une étiquette. Il y a un mois, il était Roméo à Vienne, première exposition planétaire dans un répertoire différent, avec une oeuvre qu'il avait abordée il y a deux ans, mais chez lui, à Lima, je  dirais presque "tranquillement", loin des oreilles trop critiques. Mais Werther n'est pas Roméo, il en est même très loin. Qu'il en rêve est normal, je l'ai rappelé, tous les ténors veulent être Werther un jour, et si possible marquer le rôle de leur personnalité. Et c'est là que le gros souci intervient, confirmant mes craintes à l'annonce de cette prise de rôle.

Vocalement et techniquement parlant, il est évidemment proche de la perfection. L'élargissement du médium intervenu ces dernières années lui permet de s'approprier la partition sans le moindre souci, même s'il fut très clair que la direction en force de Lacombe (qui pourtant le regardait souvent) le gêna dans de nombreux passages donnés à pleine voix. Fort heureusement, son émission a gagné en puissance depuis quelque temps, tout comme sa projection. Sans cela, je me demande comment il aurait pu lutter contre la déferlante qu'il dut subir au III et dans certains moments du II. Est-ce pour cette raison que le premier la dièse du Lied fut nettement trop bas, et le second, corrigé, meilleur mais pas tout à fait juste ? La question devra se poser lorsqu'il l'abordera en salle (Bologne en décembre, et Zurich dans un an). À Bologne, Mariotti sera dans la fosse, et c'est un gage de sécurité. Mais si l'on excepte ces deux notes, on cherchera en vain la moindre faille vocale dans un rôle qui aurait pu, au vu de son répertoire passé et même s'il a annoncé vouloir évoluer dans sa carrière, l'épuiser dès la fin du II. Leçon de chant, comme à la Philharmonie, comme toujours avec lui. À prendre en modèle.

Sauf que nous sommes ici dans le cas typique du chanteur intelligent qui a probablement étudié le personnage, qui a écouté ce qu'en donnaient ses collègues, qui a en tête l'idée de ce qu'il veut transmettre...mais qui est dans la totale incapacité de s'oublier. Perpétuellement à la recherche du "beau chant" (et encore une fois, sur ce plan-là, c'est réussi), à aucun moment il ne parvient à me faire oublier qu'il est Juan Diego Flórez. Et moi, je veux d'abord et surtout entendre Werther. La couleur donnée au Alors...c'est bien ici la maison du Bailli ? est très exactement celle que l'on retrouve dans L'Invocation, le Clair de lune, le J'aurais sur ma poitrine...et partout ailleurs, jusqu'à l'ultime béni. Aucune évolution dans cette interprétation, aucun changement d'humeur en entendant qu'il existe un homme qui s'appelle Albert, rien. Et pire, l'agonie du IV n'en est pas une, rien dans sa voix ne laissant penser qu'un coup de feu a été tiré. Anecdote assez terrible, mais pourtant bien réelle : dans l'escalier conduisant vers la sortie, j'ai entendu un homme d'une soixantaine d'années qui, visiblement, découvrait à la fois l'oeuvre de Massenet et le roman de Goethe demander à la personne qui l'accompagnait : "Mais pourquoi dit-elle Tout est fini ? Il la quitte ou il est mort ?". Eh oui, il s'est trouvé une personne qui n'a pas perçu même ce point, pourtant évident, dans l'incarnation de Flórez. Parce que d'incarnation, il n'y a pas eu. On pourrait dire que du début à la fin, il est poète, sa voix pourrait le suggérer. Mais jamais ébloui, jamais amoureux, jamais révolté, jamais jaloux, jamais conquérant, jamais suicidaire, et même jamais mourant ni mort. Et pourtant, son français étant remarquable, le texte est là pour le guider. Mais non, même au IV, il n'ose pas la voix blanche à la Kraus, la voix spectrale à la Kaufmann (il ne le pourrait d'ailleurs pas), la voix qui parfois se révolte à la Alagna ou la voix du déjà mort à la Beczala. Il ne nous invente même pas une mort à la Flórez. L'erreur fatale, à mon sens, et que d'autres ont commise avant lui, est de penser "ténor", au sens presque caricatural du mot. Lorsque l'enfant revient...qui peut être une prière (Kaufmann) ou un blasphème (Alagna), en tout cas un passage-clé de l'oeuvre devient une simple aria dont la finalité ne semble être que de pouvoir donner un si, certes magnifique, mais tenu plus que de raison et bras tendu vers l'avant comme pour montrer la "performance". Et à ce niveau, c'est tout simplement du gâchis.

Gâchis parce que Juan Diego Flórez aurait tout pour être un superbe Werther, dans la filiation d'un Kraus (qui a peu chanté Rossini, mais beaucoup Tonio, et en même temps que Werther). Surtout que son évolution vocale me fait dire que les suraigus qui faisaient sa gloire ne sont plus vraiment pour lui (son Tonio à la Philharmonie, justement, le laissait clairement entendre : les ut sont là, oui, mais sans la facilité de naguère), et que ce type de répertoire lui conviendrait parfaitement. Sauf que, et je reprends mon terme de "confirmation", le principal reproche que j'ai pu lui faire, et ce depuis le début, apparaît ici criant. Il ne "joue" pas, n'interprète pas, ne sort pas de son costume de Juan Diego Flórez. Dans les Rossini buffa, ce défaut pouvait être compensé par la splendeur vocale et l'aisance des cabalettes (encore que, dans la Cenerentola du Met, face à des comédiens-chanteurs comme Corbelli ou Spagnoli, sa raideur était plus que gênante). Mais dans des rôles où il doit réellement "incarner un autre que lui", si même le chant n'évolue pas en fonction du drame, que nous reste-t-il ? Une voix, oui, et même une des plus parfaites que l'on puisse imaginer aujourd'hui. Mais cela ne peut suffire. Alors une nouvelle fois, il est temps pour lui de se poser les bonnes questions, avant de se lancer dans un répertoire où la concurrence, n'ayant pas ce genre de lacune, risque d'être très rude.

 

© Franz Muzzano - Avril 2016. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

 

 

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commentaires

M
tout est clair, j'ai bien com^pris !
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  • : Les Chroniques de Franz Muzzano
  • : Écrivain, musicien et diplômé d'Histoire de la Musique, j'ai la chance, depuis plus de 40 ans, de fréquenter les salles de concerts et les maisons d'opéras, et souvent aussi leurs coulisses. J'ai pu y rencontrer quantité d'artistes, des plus grands aux plus méconnus. Tous m'ont appris une chose : une passion n'a de valeur que si elle se partage. Partage que je vais tenter de vous transmettre à travers ces chroniques qui relateront les productions que j'ai pu voir ou entendre (l'art lyrique y tenant une grande place). Mais aussi les disques qui ont contribué à me former, tout comme les nouveautés qui me paraîtront marquantes (en bien ou en mal). J'évoquerai aussi certaines grandes figures du passé, que notre époque polluée par les "modes" a parfois totalement oubliées. Je vous proposerai aussi des réflexions sur des aspects plus généraux de la vie musicale. Tout cela dans un grand souci d'impartialité, mais en assumant une subjectivité revendiquée. Certaines chroniques pourront donc donner lieu à des échanges, des débats contradictoires, voire des affrontements qui pourront être virulents. Tant que nous resterons dans la courtoisie, les commentaires sont là pour ça. Et vous êtes les bienvenus pour y trouver matière à vous exprimer. En n'oubliant jamais que la musique n'est rien sans les artistes qui la font vivre et qui nous l'offrent. Car je fais mienne la phrase de Paul Valéry : "Aujourd'hui, nous n'avons plus besoin d'artistes. Mais nous avons besoin de gens qui ont besoin d'artistes".
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