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23 novembre 2015 1 23 /11 /novembre /2015 00:20
Juan Diego Flórez à la Philharmonie - Entre lumière et ombres.

Le récital donné par Juan Diego Flórez ce vendredi 20 novembre a confirmé en tous points ce que je pense de ce très grand artiste, tant en ce qui concerne ses immenses qualités ou ce qui sont, pour moi, ses défauts que dans l'évolution de sa voix et les questionnements que cette évolution implique dans ses choix de répertoire à venir. Mais quelles que pourront être les réserves que je vais être amené à exprimer, il ne faut pas oublier une chose : nous touchons là, avec lui et les musiciens qui l'accompagnaient, au très, très haut niveau.

Un premier constat s'impose. À l'évidence, la Philharmonie n'a pas été conçue pour les voix, en tout cas pas les voix solistes. Près de 400 millions d'euro dépensés pour obtenir un tel résultat s'apparente à un scandale d'État. Les acousticiens ont-ils testé cette salle en écoutant des artistes lyriques professionnels, leur ont-ils demandé leur avis ? Construire une grande salle est une idée noble (la construire à cet endroit, loin de tout, pour de simples raisons "idéologiques" l'est beaucoup moins. Penser que les riverains de Pantin se déplaceraient plus aisément s'apparente à s'imaginer que les habitués de Garnier habitent rue de la Paix...). Mais si Paris doit avoir une salle de concert digne de son rang, autant qu'elle soit adaptée à tout type de formation. Et là, je doute fort que les chanteurs se sentent vraiment à leur aise, si le retour de leur voix ressemble à ce que l'auditeur peut entendre. Ambiance de hall de gare, réverbération excessive (qui certes s'atténue en fonction de la place que l'on occupe, mais reste trop importante) qui noie le phrasé dans une espèce de halo interdisant de déguster la précision des vocalises et la franchise de certaines consonnes, tout semble conçu pour "lisser" les voix à la façon d'un enregistrement studio, et seuls les très grands peuvent parvenir à faire passer le nuancier et les intentions qu'ils souhaitent donner. Fort heureusement, Flórez appartient à cette catégorie, mais je doute fort que les artistes se sentent vraiment très à leur aise en ce lieu (je n'ose imaginer une note finale donnée un peu trop basse, l'écho ne faisant qu'amplifier la différence de diapason...). Nous sommes loin du TCE, de l'auditorium de Radio France, et même de Pleyel, évidemment...mais ne parlons pas des choses qui fâchent.

Je ne pourrai malheureusement pas évoquer le début du concert, la très grosse marge prise n'ayant pas été suffisante pour dompter un périphérique rendu impraticable par la pluie et un accrochage. Deux heures entre Porte d'Orléans et Porte de Pantin sont donc insuffisantes pour avoir la possibilité de s'installer et d'écouter trois mélodies de Duparc (Chanson triste, Phidylé et L'Invitation au voyage), et permettent tout juste de deviner, derrière une porte, la fin d'un Il mio tesoro intanto qui paraissait alléchant. Je ne parlerai donc que de la suite du programme.

Programme quelque peu atypique de par sa construction, et surtout le choix des instruments accompagnant la seconde partie. Mais programme dans lequel Flórez ne se ménage pas, n'offrant à ses amis musiciens que deux intermèdes sans lui, et seulement après l'entracte. Et la voix ne faiblit à aucun moment, ayant trouvé depuis quelque temps la projection qui lui manquait naguère, avec un médium d'une richesse harmonique exceptionnelle, un timbre qui ne s'est en rien durci, une luminosité dont il détient le secret. Et qui convient à Mozart, Rossini ou Donizetti autant qu'aux chansons populaires. Et, très honnêtement, s'il ne s'agissait pas de Juan Diego Flórez, je pourrais presque m'arrêter là en me contentant de dire que nous sommes face à un immense chanteur, endurant et partout à son aise.

Oui mais voilà, il s'agit de Juan Diego Flórez. De qui l'on est en droit d'attendre autre chose que la démonstration d'une des plus belles techniques vocales actuelles. Car jusque dans le haut médium, tout est simplement parfait. Égalité du timbre, legato, agilité, projection...une leçon de chant. Un sublime instrument, dans lequel on ne décèle une faille que dans ce qui faisait sa gloire il y a quelques années : le suraigu. Écourté dans le finale de l'air du Turco, il se transforme en couinement de chat que l'on égorge dans la cadence d'Amor marinaro, chanson de Donizetti, avant de nous prouver que le Flórez déconcertant d'aisance en Tonio de La Fille du régiment fait désormais partie d'une époque révolue. Certes, les neuf contre-ut sont là, mais comme décolorés, donnés piqués/staccato sur "mon" et "sa", comme arrachés. Et seul le dernier sur "militaire" apparaît timbré, mais lui aussi écourté. Je l'avais déjà remarqué lors de la production de Cenerentola au Met l'an passé, où Camarena l'avait suppléé lors des premières représentations, et sur ce plan-là la comparaison n'avait pas été en faveur du titulaire du rôle. Flórez n'est à l'évidence tout simplement plus le tenorino qu'il était à ses débuts et qu'il resta longtemps, et en soi cela n'a aucune importance, à la condition qu'il abandonne ces rôles qui ne sont plus pour sa voix, telle qu'elle est en train d'évoluer. Cette réserve est, sur le plan technique, la seule que l'on puisse retenir d'une prestation qui fut, pour tout le reste, un modèle à copier.

Seulement la technique, aussi proche de la perfection soit-elle, ne fait pas tout. Il faut aussi, et quand on se situe à un tel niveau de qualité je dirais même surtout, interpréter, habiter ses personnages, vivre les textes. Et là, je suis bien obligé de dire que Flórez reste trop souvent dans le démonstratif. Il est peut-être dommage que les seuls moments où une véritable émotion ait été transmise se soient trouvés dans les chansons de la seconde partie, que ce soit Arrivederci Roma, Chitarra romana, Parlami d'amore, Mariù, O sole mio (eh oui, même là...) et, surtout, dans la chanson péruvienne José Antonio donnée en bis, où il s'accompagne à la guitare. Là, oui, la musique était présente, quelque chose se passait. Mais pour le reste, tout le reste, je l'ai senti comme extérieur, ou bien cherchant à montrer qu'il incarnait un personnage par quelques gestes ou accents bien inutiles. Que ce soit en Narciso, en Edgardo ou en Gennaro, il est resté dans un mezzo-forte/forte permanent, tentant bien quelques nuances piano mais tellement prévisibles qu'elles passèrent presque inaperçues. Seul, peut-être, Un' aura amorosa de Cosi parut "habité", comme s'il s'agissait de la seule aria où il se préoccupait du texte. Et j'ai aussi beaucoup de mal à comprendre son choix de tempi très lents pour Lucia et surtout Lucrezia, choix que je ne pense pas dû à sa gestion de l'acoustique. Ce sentiment de traîner, ajouté à l'absence de nuances, me provoquèrent un ennui profond que seule la qualité de la voix vint sauver de la somnolence. Et ce ne furent pas les bis, José Antonio excepté, qui réveillèrent mon enthousiasme. À un Pour mon âme placé là comme une signature, ponctué d'un bien inutile jeu d'attente, se voulant comique, de l'accord du piano avant le dernier "Militaire" succéda un Ah ! Lève toi, soleil au français presque irréprochable si l'on excepte quelques "r" plus que roulés, dans lequel il sembla un peu se perdre dans la partie centrale, comme ne sachant quoi en faire. Et, surtout, comme beaucoup, il tomba dans le piège tendu par Donizetti avec Una furtiva lagrima. Comme j'ai pu l'écrire récemment, cet air, l'un des plus célèbres du répertoire est aussi l'un des plus difficiles. Pas seulement par son attaque sur un fa, la fameuse zone "critique" pour un ténor, mais parce qu'il ne faut quasiment rien faire d'autre que de se laisser porter par la partition. Rarement aria aura vu les accents de sa prosodie aussi bien adaptés à la ligne mélodique, et tout "surlignage" devient une faute de goût. Et là, Flórez nous propose un festival de portamenti, une accentuation bien trop chargée sur "palpiti" (entre autres), qui dénaturent totalement ce chef-d'oeuvre. Comme si, involontairement, il agressait la musique alors qu'il devrait se laisser guider par elle. Techniquement, il n'y a pas grand chose à dire (même si l'attaque sur "Negli occhi" ne fut pas des plus nettes, mais en fin de programme personne ne viendrait le lui reprocher), mais dans l'approche de l'aria nous sommes dans le contre-sens. Le summum étant peut-être atteint une fois que l'ovation qui suivit se calma, quand il signala au public qu'une note avait été un peu moins belle que les autres (en fait, un léger graillon sur le dernier "morir" donné falsetto), ce que beaucoup avaient entendu et que tout le monde pardonnait, et que du coup il allait recommencer. Pas tout l'air, non, seulement la cadence à partir de la montée sur "non chiedo" ! Un pur saucissonnage que certains trouvèrent "charmant", mais qui pour moi prouve que tout pour lui ne serait que prétexte à démonstration. On a reproché à Franco Bonisolli des caprices du même ordre, et ce serait charmant avec Flórez ? J'aurais pu comprendre qu'il reprenne toute l'aria, même si encore une fois la "faute" était vraiment bénigne, mais pas seulement une phrase. car là, oui, on se sert de la musique plus qu'on ne la sert.

Je suis sévère ? Oui, peut-être...Mais si je parlais d'un chanteur médiocre, je ne m'étendrais pas. Il se trouve que Juan Diego Flórez possède l'une des plus belles voix et l'une des plus belles techniques que l'on puisse entendre aujourd'hui, et j'ai du mal à accepter qu'un tel diamant puisse à ce point négliger ce qui fait qu'un grand chanteur devient un grand artiste : l'interprétation, "l'entrée" dans le rôle, l'offrande d'une incarnation. Qu'importe alors la fausse note, l'aigu tiré voire raté, la fatigue de fin de récital, il reste la musique, l'intention, la rencontre entre le compositeur, l'artiste et le public. Et sur ce plan-là, il doit sérieusement progresser car ce qui pouvait encore être acceptable dans des rôles "buffa" où la voix sauvait tout ne le sera plus dans le répertoire qu'il a mis à son programme. À commencer par Werther...

Mais encore une fois, ces réserves étant faites, il n'en demeure pas moins que le bonhomme nous a offert une sacrée performance vocale, techniquement un modèle à suivre. Pour cela, merci.

Et merci aussi, et peut-être surtout car les moments d'émotions sont venus d'eux, aux instrumentistes qui l'ont accompagné. Vincenzo Scalera a derrière lui des années d'accompagnement et de pianiste-répétiteur (à la Scala depuis 35 ans, ce qui classe son homme), et a parfaitement fait le travail. Samuel Domergue est venu apporter une petite touche discrète aux percussions, montrant sa virtuosité aux castagnettes dans le Bolero de Rossini. Et, surtout, Avi Avital à la mandoline et Ksenija Sidorova à l'accordéon ont proposé deux intermèdes absolument superbes, dont un merveilleux Prélude et allegro dans le style de Paganini donné en toute simplicité souriante, vrai et grand moment de musique. Alors Juan Diego, s'il te plaît, tu te bouges un peu et tu arrêtes de ne compter que sur ta seule voix !

 

© Franz Muzzano - Novembre 2015. Toute reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. Tous droits réservés.

 

 

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commentaires

M
Juan Diego Florez fait partie des "très grands", comme vous le dites si bien ! Je comprends fort bien que vous ayez des critiques à lui faire concernant ce récital, MAIS ne pensez-vous pas que tout chanteur, très grand ou pas (et vous êtes chanteur vous-même) peut avoir un jour de méforme vocale ou autre, plus ou moins importante ? De plus, comme l'acoustique de la Philarmonie de Paris n'a pas l'air d'être terrible pour les voix solistes, Florez a pu en pâtir ou bien être surpris par celle-ci au point de ne pas pouvoir donner toute la qualité d'interprétation voulue à son récital ? Comme exemple d'une de ses très belles et récentes interprétations, très habitée, très incarnée, il y a son Orphée au ROH cette année, que j'écoute en boucle sur la BBC, et pour ne citer que ce rôle...
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F
Mais Marie-Laure, il n'était absolument pas en méforme vocale, bien au contraire (le suraigu n'est pas pour moi une question de forme ou de méforme, mais d'évolution de sa voix). Mais j'ai toujours eu des réserves concernant l'implication de Florez dans ses rôles, son rapport au texte. Ma réserve ne porte que là-dessus. par ailleurs, dans les "chansons", en particulier la chanson péruvienne donnée en bis, là, il a vraiment fait passer de l'émotion.
M
le critique et son art de l'écriture est toujours aussi brillant !!!! très instructif pour les absents !
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C
je n'y étais hélas pas. Donc je m'abstiendrai de tout comment bien que ce que mon jeune pianiste m'a rapporté confirme tes dires. bravo pour le descriptif.
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  • : Les Chroniques de Franz Muzzano
  • : Écrivain, musicien et diplômé d'Histoire de la Musique, j'ai la chance, depuis plus de 40 ans, de fréquenter les salles de concerts et les maisons d'opéras, et souvent aussi leurs coulisses. J'ai pu y rencontrer quantité d'artistes, des plus grands aux plus méconnus. Tous m'ont appris une chose : une passion n'a de valeur que si elle se partage. Partage que je vais tenter de vous transmettre à travers ces chroniques qui relateront les productions que j'ai pu voir ou entendre (l'art lyrique y tenant une grande place). Mais aussi les disques qui ont contribué à me former, tout comme les nouveautés qui me paraîtront marquantes (en bien ou en mal). J'évoquerai aussi certaines grandes figures du passé, que notre époque polluée par les "modes" a parfois totalement oubliées. Je vous proposerai aussi des réflexions sur des aspects plus généraux de la vie musicale. Tout cela dans un grand souci d'impartialité, mais en assumant une subjectivité revendiquée. Certaines chroniques pourront donc donner lieu à des échanges, des débats contradictoires, voire des affrontements qui pourront être virulents. Tant que nous resterons dans la courtoisie, les commentaires sont là pour ça. Et vous êtes les bienvenus pour y trouver matière à vous exprimer. En n'oubliant jamais que la musique n'est rien sans les artistes qui la font vivre et qui nous l'offrent. Car je fais mienne la phrase de Paul Valéry : "Aujourd'hui, nous n'avons plus besoin d'artistes. Mais nous avons besoin de gens qui ont besoin d'artistes".
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