Piotr Beczala.
Wagner disait, à la fin de sa vie, qu'il "devait toujours Tannhäuser au monde". Est-ce pour une raison similaire que je ne suis jamais totalement entré dans le Faust de Gounod ? Qu'il m'a toujours paru bancal, déséquilibré, enchaînant pépites et tunnels, et parsemé de scies difficilement audibles ? (Je n'ai, par exemple, jamais supporté le trop fameux Veau d'or, malgré le sublime mordant que pouvait y donner un André Pernet en évoquant L'ardent métal...). Cette oeuvre a subi tant de remaniements, de variantes, de coupures, décidés par le compositeur lui-même, imposés par Carvalho, consacrés par l'usage que l'on ne sait plus très bien quel pourrait être le Faust idéal rêvé par Gounod. La cavatine de Valentin, par exemple, fut ajoutée à la demande de Sir Charles Santley pour la création londonienne de 1864. Santley était une star, difficile de lui refuser "son air". Pourtant, Gounod ne l'inséra jamais dans la partition française. Mais est-il concevable de donner Faust aujourd'hui sans que l'on y entende le célébrissime Avant de quitter ces lieux (bonheur de bien des barytons se présentant à une audition) ? Non, bien entendu. Mais à l'évidence, le compositeur n'y tenait pas. Alors peut-être Gounod est-il mort en devant, lui aussi, son Faust au monde. Et ce qui est en tout cas, à mes oreilles, simplement impardonnable est ce livret souvent indéfendable, surlignant les lourdeurs (On encense sa puissan-an-an-an-an-an-ce d'un bout du monde à l'autre bout) ou polluant les merveilles (la quasi totalité de l'Air des bijoux). Ce n'est malheureusement pas la seule oeuvre du répertoire français à souffrir de cette tare (peut-on vraiment "lire" le texte de Carmen sans être très souvent consterné ?), mais il nous faut faire avec. Et ne pas en vouloir à certains chanteurs non-francophones de ne pas toujours rendre compréhensibles les phrases de Barbier et Carré. De ce point de vue (contestable, je l'admets), Faust a tout de même un très grand mérite : celui de permettre de constater le grand soin porté par Massenet à ses livrets, pour ne rien dire de l'alchimie idéale que l'on trouvera dans Pelleas ou dans les Dialogues des carmélites.
Une fois ces réserves toutes personnelles posées, il reste que Faust est devenu l'un des ouvrages les plus populaires et les plus aimés du répertoire (et aussi l'un des plus caricaturés). Mais il suppose un impératif, celui d'être "vu". Contrairement à la Damnation, qui est sous-titrée "Légende dramatique", l'oeuvre de Gounod procède du "Grand Opéra", avec tout ce que cela implique de conventions scéniques. Et si la musique de Berlioz se suffit à elle-même pour suggérer l'action, les situations les plus "fantastiques", les ambiances les plus oniriques (Feux follets, Course à l'abîme, Pandémonium, Apothéose de Marguerite...), la partition de Gounod, malgré toute sa richesse, nécessite d'être visuellement "illustrée". Et c'est là que cette production échoue sur à peu près tous les plans.
On ne peut pas vraiment en faire le reproche à Jean-Romain Vesperini, qui a dû composer avec les éléments (les vestiges ?) de la mise en scène signée Martinoty, datant de 2011. Assez épouvantable il est vrai, elle n'avait guère trouvé de défenseurs et provoqué un tollé général justifié. Sauf qu'elle avait au moins une qualité, celle de la cohérence dans le propos. La légendaire production signée Jorge Lavelli avait déjà fait scandale lors de sa création en 1975, mais avait tenu l'affiche jusqu'au 12 mars 2003. Impossible de laisser cette chance au délire grand-guignolesque de Martinoty, le public lui aurait fait subir le sort réservé à la Carmen d'Yves Beaunesne ou à l'Aida d'Olivier Py. Et de toute façon, Michel Plasson n'en voulait pas. Alors nous avons droit à, non pas une "nouvelle production", mais à une "nouvelle mise en scène". Un recyclage, une façon de faire du neuf avec du vieux. Ou, plus pragmatiquement, comment faire l'économie d'un nouveau décor...Transposé dans les années 30, ce qui est surtout visible au II, où l'on se retrouve dans un cabaret supposé berlinois (est-ce une si bonne idée de systématiquement offrir trois ou quatre pages au metteur en scène dans le programme, pour un texte que l'on lit une fois rentré chez soi, et qui fait dire "Ah ! c'est donc ça qu'il a essayé de montrer..." ?) et où Marguerite est inspirée de la Lola-Lola de L'Ange bleu (Faust devenant un clone du professeur Rath...Idée qui se défend, mais à l'écran, pas à la scène et surtout pas sur l'immense plateau de Bastille), le mythe n'en est plus un. Vendons tout de suite la mèche de ce qui est le seul apport réellement personnel de Vesperini : tout n'est qu'un rêve habitant l'agonie d'un Faust qui a bu la coupe qu'il souhaitait boire, Méphistophélès n'y ayant rien changé. Mais ni Martinoty, ni Vesperini ne sont Lavelli, loin s'en faut. Le décor est là, impressionnant, et même beau dans son côté amphithéâtre/bibliothèque jouant sur la verticalité, mais...c'est tout. Il s'ouvre et se ferme sans raison apparente (en tout cas pour moi), et les protagonistes y déambulent un peu comme ils peuvent. Il n'y a pas cinquante manières de "donner à voir" Faust. Soit on s'adresse à un public supposé ne pas en connaître l'histoire, et il faut alors ouvrir le livre d'images. Soit on pense que le public sait son Goethe par coeur, et l'on a une vision de chaque scène, de chaque attitude, et bien entendu du mythe, qui est personnelle. Quitte à choquer, à déranger. Et peu s'y sont essayé, parmi les grands noms de la scène. Comme si le premier ou le second Faust se refusaient, par leur nature-même, aux contraintes du théâtre, qu'il soit parlé ou chanté. On rêve de ce qu'en aurait offert un Chéreau, par exemple, mais évidemment pas pour Gounod...Alors la meilleure solution reste, probablement, celle de la narration intelligente et parfaitement réglée. Ne serait-ce que pour faire comprendre la continuité qui existe, malgré tout, dans le patchwork de cette partition. Lavelli, quand on savait le lire, nous emmenait quelque part. Martinoty voulait "casser du bourgeois", il a surtout brisé l'oeuvre (mais par une brisure, encore une fois, cohérente dans sa laideur). Vesperini, qui fut son assistant, se veut plus sage. Mais rien ne se passe, surtout durant une interminable première partie qui voit s'enchaîner des numéros sans qu'un fil conducteur n'apparaisse. Plus statiques, les quatre-vingts minutes suivant l'entracte offrent tout de même le commencement d'une vision personnelle et d'un début de cohésion. Mais avec toujours des chanteurs qui se débrouillent seuls. J'ai reproché à Pierre Audi de ne pas avoit dirigé son plateau dans Tosca, que devrais-je alors dire ici ? Je serais prêt à pardonner, au vu des circonstances (utilisation du cadre d'un autre), s'il n'y avait les costumes. Oui, Vesperini ne les a pas créés, mais il est tout de même comptable d'un "ensemble". Et là, on dépasse le simple mauvais goût, on tombe dans l'injure faite à la musique. Car si Faust, Méphisto, Valentin, Siebel voire Dame Marthe s'en sortent à peu près correctement attifés, la pauvre Marguerite est transformée en épouvantail rappelant par ses couleurs criardes, mélange de pesto basilic et de sauce bourguignonne, une réplique de Scagnarelle dans Le médecin malgré lui : "En habit jaune et vert ? C'est donc le médecin des perroquets ?". Le tout porté sous une perruque rousse tout simplement hideuse. Mais cela n'est rien face à la galerie des choristes, omniprésents dans la première partie. Cédric Tirado, nous dit-on, a soigneusement étudié chaque membre du choeur pour l'habiller selon sa personnalité (pour la cohérence de l'ensemble, on est prié de ne pas poser de question). L'impression qui en résulte est plutôt qu'il a vidé le vestiaire de Bastille et Garnier réunis, convoquant les choeurs un beau matin à coup de "Tiens, ça, ça devrait t'aller !". La Kermesse et la Valse ne s'en remettront pas, laissant le spectateur persuadé qu'il assiste à une répétition "italienne", où chacun s'agite avec ses habits de ville. Injure faite à la musique, oui, parce que Faust ne peut se passer de "l'image" (alors que La Damnation, elle, y parvient très bien). Et là, l'incohérence et pire, l'opposition fosse/plateau sont permanentes. Tirado s'est fait plaisir, sans jamais servir ni Goethe ni Gounod. Si encore il servait Tirado par pur onanisme, on pourrait lui accorder le bénéfice de l'effort narcissique. Mais son style n'est justement qu'absence de style, absence de vision, néant absolu. Accident industriel supplémentaire que Bastille se doit de corriger si cette fausse nouvelle production est reprise dans les saisons à venir. Oui, Maudit soit tout ce qui nous leurre...
Reste, encore une fois, à fermer les yeux. Et là, tout de même, la belle soirée peut commencer.
Ildar Abdrazakov, Piotr Beczala.
La première du 2 mars a, paraît-il, été marquée par quelques décalages parfois gênants (un Veau d'or douloureux) entre la fosse et le plateau. Michel Plasson a beau connaître son Faust comme personne (il dirigeait déjà la création de la version Lavelli en 1975 avec Gedda, Freni, Ghiaurov...), il a, comme tout le monde, besoin de répétitions. Et, à 81 ans passés, de repos. Il sort d'un magnifique Werther à Bilbao, et doit dans le même temps préparer Le Cid dont la générale se tiendra à Garnier le 24 mars. Il est possible que les séances aient été insuffisantes mais, pour la soirée du 18 mars, tout était rentré dans l'ordre. Sa direction est tout simplement, et de bout en bout, admirable. Non, ses tempi ne sont pas trop lents, il déguste, et dès le prélude, une partition qui n'est trop souvent que prétexte à "accompagnement de tubes". On se prend à (re)découvrir une partie d'orchestre qui sait ce que chanter veut dire (le velours des cordes, le tuilage avec les bois, l'équilibre parfait...), malgré ce soir-là une trompette parfois rebelle (eh oui ! la musique est vivante !). Le vide sidéral proposé par Vesperini sur scène autorise plus d'une fois à le regarder diriger, et l'on prend une leçon. Leçon d'économie du geste, minimaliste mais d'une précision diabolique, leçon de netteté des attaques, leçon d'anticipation et d'écoute, engendrant un parfait équilibre. Et leçon d'amour pour des chanteurs amenés à interpréter une musique devenue sienne, qu'il magnifie comme personne, parvenant même à en gommer les longueurs dans une version donnée sans coupures. À l'issue de la représentation, Piotr Beczala parlera d'abord, l'oeil brillant d'admiration, de son bonheur d'être dirigé par un tel chef.
Les choeurs, extrêmement sollicités, ont été loués par l'ensemble des commentateurs. J'émettrai pour ma part quelques réserves. Une Kermesse un rien précipitée, malgré les efforts de Plasson, et une Valse souvent légèrement à contre-temps ont montré les seuls décalages persistant en ce 18 mars. Et si les hommes furent vocalement irréprochables, j'ai pu noter quelques soucis de justesse dans l'aigu chez les soprani, et de présence chez les alti. Certes, le Choeur des soldats et l'apothéose finale rachètent tout, mais Faust est le premier véritable test pour José Luis Basso, nouvellement nommé. Pas encore totalement concluant, mais son passé à Buenos-Aires, Milan ou Barcelone devrait lui permettre de corriger ces légers défauts.
Tous les seconds rôles sont francophones, et cela s'entend. Même s'il est Australien, Damien Pass est issu de l'atelier lyrique de l'Opéra de Paris, et est très efficace dans les interventions de Wagner. De même, née en Autriche, Doris Lamprecht a suivi un parcours identique et est depuis longtemps Française d'adoption. Sa composition en Dame Marthe est remarquable de présence scénique et vocale (son jeu avec Méphisto valant le détour...). Très bon Siebel aussi d'Anaïk Morel, bénéficiant de la totalité de son rôle. Mais j'aurais aimé qu'elle apportât un peu plus de nuances à son chant par trop monocorde, joliment timbré mais assez vite lassant.
Le cas de Jean-François Lapointe est différent. Le public a ovationné une prestation sans accroc et vaillante, mais justement peut-être trop vaillante. Avant de quitter ces lieux nécessite-t-il d'être chanté forte de bout en bout, en y mettant plus de bravoure qu'il n'en faut ? Sa scène de la mort, en revanche, fut remarquable de violence intérieure. Mais je me pose toujours la même question en l'écoutant : est-il vraiment un baryton ? Jusqu'où l'influence de Martial Singher, avec qui il a étudié, a-t-elle joué ? J'entends, dans ses aigus et dès le haut-médium, la voix d'un ténor qui refuserait de s'assumer comme tel. Son aisance dans les notes élevées et, surtout, la richesse harmonique qui les accompagne, ajoutées à un grave souvent forcé m'ont encore conforté dans cette opinion.
Piotr Beczala, Krassimira Stoyanova.
Habituée des rôles de pure soprano lyrique (Desdemona, Liu, Violetta, Luisa Miller, Mimi, Micaela...), et tendant aujourd'hui vers des personnages plus spinto, Krassimira Stoyanova possède une voix d'une grande pureté, et un sens du phrasé, de la ligne, du legato admirable. Probablement un petit peu fatiguée, elle a semblé avoir peur de ses aigus, ne les donnant pas avec l'aisance qui est habituellement la sienne. Mais sa conduite de la grande scène du III, introduite par une Chanson du Roi de Thulé tout simplement sublime, amenant l'Air des bijoux qui n'en est rien d'autre que la cabalette, fut l'un des plus beaux moments de la soirée, qu'elle termina par un Anges purs, anges radieux magistral. Certains lui ont reproché d'être inintelligible, ce qui est parfois assez vrai, mais tout de même exagéré. Son Roi de Thulé, justement, fut un modèle de diction (pour l'un des rares passages bien écrits du livret, comme par hasard). En revanche, elle fut de tous la plus gênée par l'absence de direction d'acteurs, obligée d'arpenter la scène sans but réel, cherchant une place plus qu'investissant un lieu. Fagotée comme un épouvantail, puis comme un as de pique, elle eut bien du mérite à rendre "visible" Marguerite, à lui donner une crédibilité dans le jeu. Autre forme d'insulte faite à cette cantatrice par une équipe scénographique aux abonnés absents.
Très éloigné des Méphistophélès de carton-pâte immortalisés par Hergé,
, enfin, quelque chose à "voir" de ce que voulait Gounod. Sans jamais en faire trop dans le "diabolique", il recherche dans la partition tout ce qu'elle peut contenir de grinçant, de fielleux, tout ce qui peut montrer les mille et une facettes du mal incarné. À l'image d'une Sérénade magnifiquement dosée, débutant presque comme une confidence à la Iago dans son Era la notte. Les rires qui l'accompagnent sont ceux d'un manipulateur sarcastique et cruel plus que ceux d'un vainqueur, et toute son interprétation est faite de demi-teintes subtiles, mis à part, évidemment, l'inévitable Veau d'or dont il semble se débarrasser, comme s'il le subissait. Certes, il ne faut pas attendre de lui des graves impressionnants et sonores et, pour tout dire, on les devine plus qu'on ne les entend. Mais sa voix n'est pas celle d'une basse profonde, ni même d'une véritable basse chantante. Elle peut le devenir, il n'a que 38 ans, mais pour le moment il ne cherche pas à en forcer le creux. En revanche, médium et aigu sont superbement colorés, rayonnants d'harmoniques et projetés sans effort. C'est peut-être dans les duos qu'il est le plus fascinant, en totale osmose vocale avec ses partenaires. La scène de l'église en est un magnifique exemple, auprès d'une Stoyanova en état de grâce. Quant à celles avec Faust, elles permettent d'oublier ce que l'on voit, ou plutôt ce que l'on ne voit pas. Mais il faut dire qu'avec un tel complice...Piotr Beczala.
Dire que Piotr Beczala est habité par le personnage est un euphémisme. A-t-on souvent entendu premier acte aussi incarné, dès le premier Rien ! lancé d'une voix où s'entendent désespoir et tristesse mêlés dans un son qui n'est pas loin d'être un râle de vieillard ? Sa façon de colorer chaque moment de la partition, en fonction des humeurs de Faust, est unique. Il faut absolument écouter comment il fait évoluer son timbre dans toute cette introduction, allant du nihilisme à l'exaltation d'À toi, fantôme adorable et charmant ! La transformation n'est pas que physique, elle est audible. Et toutes les qualités qui sont les siennes, et que j'ai eu maintes fois l'occasion de louer ailleurs, sont ici une nouvelle fois réunies. Franchise de l'émission, diction parfaite (comment a-t-on pu parler de "français sur-articulé et manquant de naturel" ? C'est n'avoir rien compris au magnifique travail qu'il a fait sur le texte, si bien rendu dans son dernier récital, et confondre articulation et prononciation), phrasé divin, hallucinante longueur de souffle, projection quelle que soit la nuance (et Dieu sait s'il les visite toutes), variation des couleurs, tout est là pour offrir un nouveau moment de grâce. Quant aux aigus, peut-être un tout petit peu moins insolents d'aisance qu'à l'habitude, ils sont tout de même là, toujours donnés sans la moindre tricherie. Et à elle seule, la cavatine tient du miracle (même si, pour une fois, il respire avant l'ultime La présence, ce dont personne ne peut lui tenir rigueur. Prudence intelligente, liée à la fois à l'acoustique inconfortable du lieu et à une très légère fatigue bien compréhensible quand on connaît son programme). Mille fois entendue par autant de ténors, et bien souvent par lui, cette méditation est ici un moment où le temps s'arrête, et devient une découverte tant il "invente" quelque chose sur chaque phrase, tant il en éclaire différemment chaque section. Et même si l'on sait qu'il va s'y lancer, sa façon unique de donner le C'est là...Salut ! demeure chaste et pure dans un seul souffle, avec ce qu'il faut de réserve sur la dernière note pour la faire pleinement vivre, nous donne toujours le même frisson qui nous transporte ailleurs. Vers des sphères que Gounod lui-même n'imaginait pas que l'on puisse approcher. La marque, la signature des plus grands, de ceux qui peuvent en quelques minutes rendre une (longue) soirée inoubliable.
Un Faust à écouter, où Plasson et Beczala rendent exceptionnelle une partition que