Cette photographie date de 1958. Norma, oui, à Palerme. Altière au-delà du possible. Ne semblant pas se préoccuper du fait que la sphère médiatique (déjà) ne jure que par une autre dans ce rôle, celle par qui le scandale arriva, à Rome, le 2 janvier de cette même année. Mais Anita Cerquetti n'eut pas de Meneghini pour gérer les contrats, ni de Walter Legge pour verrouiller la concurrence. Surtout quand celle-ci vole plus haut que l'idole...Aux yeux du monde entier, aujourd'hui encore, Norma, c'est Callas, et Callas seule. Mais aux oreilles de beaucoup d'amoureux du chant, la grande prêtresse du temple druidique restera Cerquetti. Et Cerquetti...seule.
Pas seulement Norma, d'ailleurs. Plus les années passent, plus les enregistrements réapparaissent, plus l'évidence s'impose : tout ce qu'elle nous laisse nous entraîne plus haut que l'Olympe, à des altitudes où bien peu de cantatrices ont su et pu, et à chaque fois, nous transporter. Une seule pourrait lui être comparée, dans un registre très différent : Meta Seinemeyer, l'archange dont le destin nous fait dire que parfois, Dieu pourrait réfléchir avant de faire l'appel. Ces deux carrières ont comme points communs la perfection caressée, mais aussi la brièveté. Mais pour Cerquetti, ce ne fut pas la mort qui la brisa.
Elle était née à Montecosaro, près de Macerata, et étudia le chant au conservatoire Francesco Morlacchi de Pérouse, déjà solidement formée sur le plan musical par sept années de violon. Ses maîtres comprennent très vite qu'ils sont en face d'un diamant, et elle donne son premier concert à l'âge de dix-huit ans à Città di Castello. Ne brûlant pas les étapes, elle poursuit ses études encore deux années et fait ses véritables débuts à Spoleto le 6 septembre 1951 dans le rôle d'Aida et, comme si cela ne suffisait pas, dans celui de la Grande Prêtresse. Elle a tout juste vingt ans, et déjà, c'est un premier triomphe. Qui ne lui amène pourtant que peu d'engagements, mis à part quelques récitals avec Gigli et deux Trovatore au Teatro Nuovo de Milan. Pourtant, en 1953, suite à quelques concerts particulièrement remarqués, les imprésarios commencent à s'intéresser à elle. Mais elle préfère se perfectionner encore et intègre l'école et la troupe du Teatro Comunale de Florence. Le 2 août 1953, elle débute à Verone, encore avec Aida, puis avec Leonora du Trovatore. Les prises de rôles vont se succéder, essentiellement en Italie et sans que les demandes soient réellement pressantes, comme si quelque chose bloquait. Loreley à Reggio Emilia, La Forza à Pise, une tournée qui l'emmène à Enghien pour cette même Forza, avec Bergonzi, Guelfi et Pasero (oui, Enghien...à quinze minutes de Paris...Époque bénie !). Aida reste son rôle fétiche, lui permettant de triompher à Bologne et Naples, aux côtés de Filippeschi ou Penno, Guelfi, Boris Christoff. Sa carrière est enfin lancée, et elle enchaîne tous les grands rôles de spinto verdiens. L'automne 1955 la voit enfin sortir d'Italie et, le 29 novembre, elle fait chavirer Chicago avec son Amelia du Ballo dans les bras de Björling et sous le regard de Gobbi, couvée par un Serafin qui, de la fosse, n'en perd pas une miette. Comme si, après Caruso, Ponselle et Ruffo, elle allait être son quatrième "miracle".
La consécration vient à Barcelone, le 6 décembre 1956. Norma y est donnée, et elle partage l'affiche avec Mirto Picchi. Les critiques ne trouvent pas de mots pour décrire ce qu'ils ont entendu, obligés alors de convoquer, sans grand risque, les fantômes de Malibran ou Pasta. Mais c'est vers le public du Liceu qu'il faut se tourner, vers ces plus de deux mille spectateurs lui offrant une standing ovation de près d'une heure au rideau final, et obligeant la police à former un cordon de sécurité entre le théâtre et son hôtel. Suivent des productions toutes exceptionnelles, parfois montées pour elle, où elle retrouve les plus grands (Giulini, Del Monaco, Corelli, Bastianini, Siepi, Simionato...), jusqu'à ce 26 décembre 1957, où sa vie va basculer.
Ce soir-là, elle rend fou le public du San Carlo de Naples lors de la première d'une nouvelle Norma. Même triomphe deux jours plus tard, et le 2 janvier 1958, lors de la troisième représentation, elle reçoit un appel téléphonique durant le second entracte, en provenance de Rome. Callas vient de jeter l'éponge, dans ce même rôle, lors d'une première de gala, devant le Président italien à l'issue du premier acte. Elle seule pouvait au moins sauver les meubles, en prenant sa place pour les représentations suivantes. Et le 4 janvier, Rome est à ses pieds dès son apparition, à l'issue d'un Casta diva resté légendaire. Le lendemain, elle chante à nouveau à Naples, et retrouve la capitale pour deux autres soirées. La performance est relayée par la presse du monde entier, et à l'évidence elle va devenir la "prima donna assoluta" dans tout le répertoire de lyrico-spinto, et pour un long moment (elle n'a alors pas encore vingt-huit ans...).
On peut le croire, quand après une nouvelle Norma à Palerme, avec Corelli et Simionato, elle prend un peu de repos afin de préparer ses débuts à La Scala. Le défi est de taille, rien moins que la terrifiante Abigaille de Nabucco, face au non moins difficile public milanais. Au soir du premier juin 1958, c'est une pluie de roses qui s'abat sur elle, qui vole une nouvelle fois la vedette à tout un plateau où se trouvent pourtant Bastianini, Poggi, Simionato et Zaccaria. Quatre représentations suivent, et autant de triomphes.
Et pourtant, si elle donne encore quelques soirées cette année-là, elle ne se produit pas une seule fois en 1959, et pas même avant juin 1960. Quelques Ballo in maschera à Lucca, avant une brève tournée aux Pays-Bas avec Nabucco en octobre, où elle porte pour la dernière fois un costume de scène. Début 1961, elle annonce l'arrêt de sa carrière. Jamais elle ne reviendra sur sa décision.
Elle n'a pas trente ans...
Comment ce qui est peut-être le plus gigantesque gâchis de toute l'Histoire lyrique de la seconde moitié du XXème siècle a-t-il été possible ? Tout a été évoqué. La mort de son père et d'un de ses professeurs préférés, à quelques semaines d'intervalle, l'ont fortement marquée. Au point de tout arrêter en pleine gloire ? on ne peut le croire. Des soucis familiaux ? Elle a elle-même laissé entendre qu'elle s'était arrêtée pour élever sa fille. Le souci est que Daniela est née en 1965...
Des problèmes vocaux ? Si l'on écoute son ultime témoignage, on peut déceler une très légère fatigue dans l'aigu, et un timbre un peu moins riche qu'à l'accoutumée. Mais des Abigaille comme cela, il n'y en eut pas beaucoup :
Nabucco - Anch'io dischiuso...Salgo già - Direction Fulvio Vernizzi - Hilversum, octobre ou novembre 1960.
Ce timbre de chair et de sang, d'un rouge cuivré qui pourrait la faire passer parfois pour une mezzo, était absolument unique. Parfaite spinto, elle possédait un grave énorme sur lequel elle laissait sa voix s'épanouir sur toute la longueur, sans la moindre rupture dans les registres. Avec un legato d'école et un sens des nuances et du texte incomparable. En témoigne son Elisabetta :
Don Carlo - Tu che le vanita - Dir. Antonino Votto - Mai Musical Florentin, 16 juin 1956.
Ou son Elvira d'Ernani, qui lui permet de mettre en valeur son génie de la ligne pure et de la vocalise, marques des derniers feux du bel canto romantique :
Ernani - Ernani, involami ! - Dir. Dimitri Mitropoulos. Mai Musical Florentin, 14 juin 1957.
Vocalises qui ne lui faisaient pas peur, et sa voix, qui n'était jamais "lourde", pouvait se jouer de la colorature la plus exigeante en lui conservant toujours un legato parfait, sans nuire à la précision. À l'image d'Elena :
I Vespri siciliani - Mercè, dilette amiche - Dir. Mario Rossi - RAI, Turin, 16 novembre 1955.
Les exemples seraient multiples, tant ses témoignages sur le vif sont nombreux. Aida, La Forza, Il Trovatore, le Ballo, pour ne parler que de Verdi, montrent bien ce pur exemple de lyrico-spinto. Mais quid du studio ? Peut-être, avec cette question, approche-t-on de ce qui pourrait être une réponse au "mystère Cerquetti". En tout et pour tout, deux disques ont été gravés, dont un récital. Et la Gioconda publiée chez Decca était initialement prévue pour Tebaldi. Comme Magda Olivero, comme Leyla Gencer, les studios l'ignorèrent. Ou on leur demanda de l'ignorer...Car c'est maintenant qu'il faut l'écouter dans Norma à Rome, pour commencer à comprendre.
Norma - Casta Diva - Dir. Gabriele Santini - Rome, 4 janvier 1958.
Oui, le 4 janvier 1958. Deux jours après le "scandale" Callas, Rome a pu entendre "ça", cette absolue merveille, probablement insurpassable. Toute la ferveur qu'y mettait Callas est là, mais proposée dans un tout autre écrin. On cherchera en vain la moindre faille dans cette voix d'une pureté inouie, dans ce pianissimo projeté jusqu'au Château Saint-Ange, dans ce legato qui semble poursuivre le chant de la flûte. Et la cadence, avec sa gamme descendante d'une précision hallucinante, nous ramène aux racines du bel canto, nous fait imaginer ce que purent être les voix de Pasta, la créatrice du rôle, de Malibran, de Grisi, que nous ne pouvons que rêver à travers les écrits de Stendhal. Sublime, oui. Trop sublime.
Car dans ces années-là, il n'était pas bon de trop faire d'ombre à Callas. Elle avait probablement peu apprécié que son mentor Tullio Serafin s'intéresse à Anita (elle se brouillera avec lui quand il enregistrera Traviata avec Antonietta Stella). L'ascension fulgurante d'une "autre", dans "ses" rôles, qui plus est en Italie, lui était difficilement supportable. Tebaldi, passe encore (leur prétendue rivalité ne fut qu'une histoire de fans et surtout de marketing). De toute façon, elle était célèbre avant elle, et enregistrait en exclusivité pour une autre maison de disques. Mais qu'une "concurrente" revienne (Olivero) ou apparaisse (Gencer, Stella, plus tard Moffo et donc Cerquetti), pas question ! Ce caprice de star n'aurait eu aucun poids sans le tandem Meneghini/Legge, le premier gérant les contrats, le second étant le pape de la direction artistique d'His Master Voice. Tebaldi exceptée, difficile, voire impossible de se faire une place dans les studios quand on chante le même répertoire. Et, surtout, quand on le chante comme Cerquetti le chantait. À cette époque, et jusqu'à récemment, le "live" était assimilé au "pirate", s'écoulait sous le manteau et n'était connu que de quelques privilégiés. Comment montrer au monde, à tous ceux qui ne peuvent pas se déplacer dans les théâtres, sa propre vision d'un rôle quand on n'a pas le disque pour principal support ?
J'ose alors une explication à la décision d'Anita Cerquetti d'arrêter sa carrière alors qu'elle est au sommet de son art, et qu'elle n'a que trente ans. La lassitude, tout simplement. Lassitude de toujours devoir passer "après", de ne pas trouver d'engagements comme elle l'aurait souhaité (on ne la vit pas à Paris, Londres, New York...), de se voir interdire les micros des studios. Elle n'avait pas le passé de Magda Olivero, ni son caractère, pas plus que celui de Leyla Gencer. Il faut parfois, dans ce métier, savoir être une "tueuse", et Anita ne l'était pas. Ou si elle l'était, ce fut avec elle-même, remettant sans cesse l'ouvrage sur le métier, pour atteindre la quasi perfection de sa Norma romaine. Bien-sûr, les soucis familiaux ont eu leur importance, de même que certains problèmes de santé révélés ultérieurement. Mais je suis convaincu qu'ils n'ont été que des éléments déclencheurs, pas des causes réelles à ce retrait définitif. J'ai, dans un autre article, évoqué les "dommages collatéraux" du phénomène Callas. Non pas pour diminuer en quoi que ce soit cette artiste immense, mais en essayant de montrer le mal qu'avait pu faire le "système" savamment mis en place autour d'elle. Il fallait une carapace en béton armé et des nerfs d'acier pour y résister, et Anita ne les avait pas. Ou n'a pas voulu forcer sa nature. Ce fut son choix, et il est respectable.
Il n'en demeure pas moins vrai qu'aujourd'hui, seuls les amateurs connaissent son nom, et parmi eux les vrais amoureux du chant savent où est sa juste place. Et où elle devrait être aujourd'hui si elle avait, simplement, fait une pause. Callas a quitté la scène en 1965, Cerquetti aurait pu faire son retour à trente-quatre ans. Restant ainsi dans la mémoire de tous comme, peut-être, la plus fabuleuse cantatrice dans sa catégorie. Et pas comme "celle qui chante Leonora au début de Senso", sans même être créditée au générique. Oui, on peut rêver. On ne peut que rêver...
La Forza del destino - Pace, pace mio Dio - Dir. Gianandrea Gavazzeni. Mai Musical Florentin, juin 1957 (Studio).